Dans son dernier film, Boris Lojkine embarque aux côtés d’un livreur de repas sans-papiers dans un Paris plus hostile que jamais. Condensé de violence sociale, reflet à peine soutenable d’une société éthiquement à la dérive, L’Histoire de Souleymane est un film qui bouleverse et qui fout la rage.
Quand les lumières se rallument, après un générique bref et entièrement silencieux, on se regarde dans la salle avec un peu de gêne. Certaines se mouchent encore, d’autres s’essuient les yeux. On se dépêche de filer, honteux, et quelque chose de poisseux colle à notre peau, à la blancheur de notre peau. De retour à l’air libre, dans les rues on les recroise : les mêmes que dans le film, le regard grave sur leurs vélos, le sac hermétique dans le porte-bagage. Et pendant un moment, en repensant au film, on se sent comme une envie de pleurer.
Commandes en chaînes
L’histoire de Souleymane (interprété par Abou Sangare, primé au festival de Cannes) est celle de quelques centaines d’autres. Dans les rues de Paris, il roule du matin au soir, il livre. Il n’a pas de papiers, aussi son compte Uber est-il un compte qu’il loue : un parrain le laisse l’utiliser contre une somme indécente. C’est du racket, le même que Souleymane a déjà subi pour venir en France depuis la Guinée, en passant par la torture en Libye, la traversée de la mer, le trafic des passeurs, tout ce qu’on imagine. Et le premier mérite du film de Boris Lojkine, c’est de nous faire entrer de plain-pied dans ce quotidien, de nous en faire vivre l’envers. La fatigue des trajets, les dangers de la route, la course contre-la-montre permanente ; la solidarité entre livreurs, certes, à l’occasion, mais aussi les tensions avec les restaurateurs et les contacts avec les clients.
La journée se passe dans ces courses incessantes, et dans ce film tourné pour l’essentiel en extérieur, la lumière du jour joue à plein son rôle de mesure du temps. Quand elle décline, puis s’éteint, c’est qu’il est temps de foncer vers le bus de ramassage qui, depuis Jaurès au nord de Paris, ramène tout ce petit peuple des rues à Clignancourt, au centre d’accueil de nuit. Conduits, nourris, parqués dans un grand dortoir à lits numérotés, les réfugiés sont ici traités carcéralement. Souleymane y enlève enfin son bonnet, sourit enfin et parle un peu plus librement. Il peut appeler sa fiancée au pays, rire avec des visages amis, retrouver pour un temps un peu de sa face. Mais déjà il faut repartir, gagner sa vie ou plutôt survivre. Nous voici à nouveau avec Souleymane, et comme collés à lui, à ce visage fermé, pensif, le bonnet enfoncé sur la tête et les écouteurs sans fil en permanence dans les oreilles. Et à le suivre, nous finissons par le connaître et par vivre à travers lui : ces fameux écouteurs, bientôt nous craignons qu’ils ne viennent à se décharger, et cela arrive ; par eux nous entendons les coups de fil, ces voix offs qui font taire les bruits de la ville ; nous savons l’argent qu’il reste au fond de ses poches, l’heure à laquelle il doit retourner au bus, et le moment d’appeler le 115. Boris Lojkine nous tient au fait de chaque détail de ce quotidien millimétré, où chaque erreur, chaque obstacle menace de tout faire dérailler.
Boris Lojkine nous tient au fait de chaque détail de ce quotidien millimétré, où chaque erreur, chaque obstacle menace de tout faire dérailler.
L’histoire de Souleymane, c’est aussi celle qu’il se raconte en boucle sur son vélo. Il répète les dates : tel jour de telle année, il a adhéré au FNDC, parti de Guinée qui s’opposait à la réélection du président en place. T...