Au Roma Europa Festival et en octobre au Festival Focus Jeune Théâtre Européen de Chalon sur Saône, la relecture des Bacchantes par la metteuse en scène Elli Papakonstantinou révèle toute la modernité de ce mythe d’Euripide. Avec The Bacchae, elle dresse une satire aussi acerbe que joyeuse de l’hypocrisie de notre société.

Et si les Grecs antiques, en inventant Dionysos, pensaient la diversité du genre d’une manière plus complexe qu’aujourd’hui ? Et si la société moderne, toute évoluée qu’elle se croie, ait encore paradoxalement du mal à comprendre l’identité dans ce qu’elle a de multiple ? C’est ce qu’interrogent Elli Papakonstantinou et l’ODC Ensemble dans leur dernier spectacle « The Bacchae ». Elle y propose une relecture du mythe des Bacchantes à travers le prisme de la transidentité et du désir, dans lequel les personnages incarnent les voix de la morale, de la norme, du doute et de la tentation, toutes en lien ténu avec la question de la liberté. Dionysos dieu-comète du désir et du plaisir s’immisce dans l’intimité des régents et de leurs domestiques et fait naître en eux l’envie de voir éclater la rigidité de leurs certitudes.

Du désir et du mythe

Après Oedipus: Sex With Mum Was Blinding (2019) et Traces of Antigone(2020) la metteuse en scène grecque montre qu’elle sait de toute évidence manier les mythes et révéler une fois de plus l’actualité des nœuds moraux et politiques qu’ils soulèvent.

Le mythe Les Bacchantes raconte le retour à Thèbes du demi-dieu Dionysos, rejeté aussi bien par les dieux que par les mortels. Son cousin Penthée a pris le trône et nie à Dionysos toute légitimité en tant que dieu. Par vengeance et pour montrer l’étendue de son pouvoir, Dionysos ensorcelle les femmes de la cité et les entraîne dans des rituels orgiaques au fond des bois.

Dionysos incarne à la fois la liberté, le désir et l’altérité : il est prié hors de la cité, par des femmes, c’est-à-dire des non-citoyennes dans l’antiquité. C’est sur ces trois symboles dionysiaques que repose la très convaincante lecture dramaturgique qu’E. Papakonstantinou nous livre de ce mythe.

Deux références de la pensée du désir s’affrontent : la Bible et le banquet de Platon.

Sur scène, trois pans de draps blancs délimitent l’espace d’un intérieur immaculé. Au centre, un banquet attend ses convives.  Pendant que le public s’installe, deux domestiques à barbe et talons hauts apportent sur la table des pommes et dessinent ainsi le cadre de The Bacchae : le genre et le désir. En effet les éléments de ce prologue évoquent subtilement deux références antinomiques de la pensée du désir dont notre époque hérite : celle du banquet de Platon, et celle de la Bible. Comme deux pôles d’un désir contraint que la comète Dionysos fera bientôt voler en éclat, à l’instar de la scène factice qui trône sur le plateau. Tandis qu’Ève, envieuse de connaissance, reçoit en punition la sexualisation de son corps et de celui d’Adam – à travers la pudeur qu’ils éprouvent – Platon, lui, théorise un désir qui élève et complète l’âme au lieu de la diviser. Et ces désirs se démultiplient tout au long de la pièce. Le spectateur assiste au déploiement de tous les vœux, les rêves, les pulsions jusqu’à frôler l’interdit de l’inceste et outrepasser celui du viol. Ces multiplicités prennent forme grâce au théâtre, il est le lieu idéal pour l’éclosion de cette fluidité du désir.

(c) Pierre Gondard

Le théâtre devient le moyen d’une fluidité radicale.

Dionysos ne choisit pas, il embrasse et surtout : il tente.

Si Dionysos est le dieu du théâtre, il est d’abord le dieu de l’altérité ; haï parmi les hommes et parmi les dieux il est un exilé qui permet aux étrangers de vivre leur différence. Ici cette pluralité de Dionysos – brillamment interprété par Ariah Lester – est traduite par un corps d’homme qui porte en corset un corps de femme doré. Sa voix, polyglotte, aigüe, oscille entre tous les mondes, entre tous les genres. Il ne choisit pas, il embrasse, et surtout : il tente.

Il réveille chez les protagonistes des envies refoulées, il les convertit un par un à son monde fantasque, exubérant et choquant, qui reprend ici les codes esthétiques des spectacles de drag queen. Il mêle lyrique et techno, costumes et nudité, il traverse avec aisance toutes les frontières et nous charme par cette danse hypnotique.

Dionysos fait ainsi éclater le cadre blanc immaculé. La clef de ce spectacle réside dans le fait que cette destruction, cette irruption presque volcanique d’une pulsion intérieure qui surgit, contamine et transforme ce(ux) qui l’entoure(nt) existe par les moyens du théâtre. En tant qu’art transversal, transmédiatique et transcendant, le théâtre devient le moyen d’une fluidité radicale.

Cette pièce résolument queer use de tous les outils esthétiques pour explorer l’altérité, jusqu’à flirter avec la monstruosité mais comme le dit un des personnages « we monsters, are alive ».

D’abord grâce à la scénographie et la chorégraphie : le « naked dinner » imposé par Dionysos dénude le plateau et les personnages, le cadre éclate et se mue en un monde dont il est le maître : les corps et les meubles auparavant rigides se cambrent et exultent au son de sa voix. Le rite commence et il convainc. Il traverse aussi bien les genres musicaux et identitaires, du rap latino à « Così fan tutte » de Mozart, le chant de Dionysos devient le passage vers un espace autre. Mais le théâtre est aussi déguisement, transformation : les magnifiques costumes de Ioanna Tsami explorent et se jouent de cette ambiguïté du

(c) Pierre Gondard

genre. Les langues qu’utilisent les performeurs participent également de ce brouillage des limites, de cette fluidité qui efface toutes les frontières. Cette pièce résolument queer use de tous les outils esthétiques pour explorer l’altérité, jusqu’à flirter avec la monstruosité mais comme le dit un des personnages « we monsters, are alive ». Ainsi, ce que la pièce a de plus dionysiaque réside peut-être dans l’usage total (et réussi) de tous les moyens techniques qu’offre la scène : musique, vidéo, chorégraphie, textures, cette fête bacchique est profondément théâtrale, multiple.

Elli Papakonstantinou propose avec cette pièce un théâtre de la mue, de la découverte, de l’insolence. Sa mise en scène suit une lecture dramaturgique pertinente et sert un propos philosophique puissant d’une manière radicalement théâtrale. Avec le désir comme pierre angulaire, cette mise en scène des Bacchantes nous invite à réfléchir aux limites d’une société qui se vente de n’avoir « aucune restriction morale ni technologique ». Elle soulève avec brio des questions éthiques en jouant de tous les outils esthétiques qu’offre le théâtre.

  • The Bacchae, conception et direction artistique d’Elli Papakonstantinou, à découvrir au Festival Focus Jeune Théâtre Européen de Chalon sur Saône – Espace des Arts, 12 et 13 octobre 2023.

Crédit photo : (c) Alex Kat