Œuvre totale, roman cathédrale, Everest littéraire, texte illisible… les hyperboles ne manquent pas pour décrire le mythique roman dublinois de James Joyce. Et espérer en faire le tour en quelques mots serait aussi prétentieux qu’illusoire. Voilà donc une simple promenade, subjective et enthousiaste, dans les allées et les recoins de ce temple dans lequel il est si impressionnant de mettre les pieds.
Pour une journée, le 16 juin 1904, Ulysse nous entraîne à Dublin dans les pas et pensées de Leopold Bloom, Stephen Dedalus et Molly Bloom. Ces personnages vivent un jour ordinaire, du petit matin au beau milieu de la nuit ; ils arpentent lieux et souvenirs, se croisent parfois, parlent et pensent. Pensent beaucoup. Une journée comme les autres, mais comme une odyssée, puisque le titre est transparent dans sa référence à Homère, dont nous pouvons entendre les échos, les deviner ou les rêver. Et puisque traverser ces heures a pour le lecteur tout d’un long voyage, splendide et périlleux, de Charybde en Scylla, des sirènes aux Lotophages, dont les avatars joyciens pourraient bien nous perdre tout autant…
Ulysse a un corps, il a un sexe, des viscères. Ulysse est drôle, dans ses satires et ses jeux.
Tortueux qui, comme Ulysse…
On pourrait en effet se lancer dans Ulysse armé de dizaines d’ouvrages critiques. De la pile infinie des œuvres auxquelles il fait référence. On pourrait être cent et plus, comme l’a dit Paul Gillet en 1946, cité dans la postface de Pierre-Emmanuel Dauzat au James et Nora de Edna O’Brien (chez Sabine Wespieser) : « Ce ne sera pas trop de plusieurs Sorbonnes pour dépister toutes les intentions de ce livre sibyllin. » On n’en aurait toujours pas le fin mot. Parfois le texte vous agrippe, le rythme des mots, des phrases vous entraîne et vous en oubliez d’aller lire les notes explicatives. Tant pis pour le sens qui vous échappe, ce ne sera jamais qu’ajouté à ce qui vous échappe déjà de cette immense complexité.
Comment lire Ulysse
Car il faudrait un vade-mecum, un mode d’emploi, pour lire Ulysse ; cela serait utile, si seulement il n’était autant de façons de le lire que de lecteurs. Lire Ulysse, c’était pour moi y entrer à pas feutrés, humblement, mais avec courage et détermination. Décidée cette fois à en venir à bout, j’ai ritualisé nos rencontres : toujours au calme, jamais au lit, un café, un carnet. Chapitre par chapitre, dans l’ordre. Lire la notice de la section avant de m’y lancer, et le guide lumineux de Marie Moutier-Bitan (sur Instagram). Consulter les notes de façon erratique, toutes ou aucune selon les passages. Trouver le temps long ou ne pas le voir passer. Relire vingt fois la même ligne ou lire sans plus y penser… Ulysse est un texte si protéiforme, si plein d’instabilité que le lecteur lui-même se métamorphose sans cesse.
Le Livre absolu
Tout grandiloquent que cela paraisse, Ulysse est indéniablement une forme de Tout. Tout, en un éventail si large de styles, de références, de modes de narration, de registres qu’il se réverbère à l’infini. Chaque texte, chaque passant, chaque pensée vous y ramène ; et chacune de ses lignes vous ramène à un autre livre, à la rue, à la vie elle-même.
« À quoi s’ajoutait la coïncidence de leur rencontre, les discussions, danse, bagarre, vieux flibustier, du genre aujourd’hui ici demain ailleurs, les noctambules, la constellation entière des événements, tout cela contribuait à fabriquer une miniature du monde où nous vivons […] » (p. 994)
Ulysse est un texte si protéiforme, si plein d’instabilité que le lecteur lui-même se métamorphose sans cesse.
Ulysse dit le temps long et le temps fugitif. Et par une magie qui lui est propre, il s’échappe, il sort des longues années du travail de l’écrivain, des réécritures, des schémas, des plans… Il se glisse dans votre temps à vous, dans votre monde. Leopold Bloom n’est plus un être de papier, il a arpenté d’autres lieux, connu d’autres êtres, il déborde de la page et de la temporalité du récit.
Le corps d’Ulysse
C’est ce qui m’a surprise en me prenant enfin à ce texte. L’érudition colossale qui en sourd, la trame dense de l’intertextualité, oui, mais aussi son caractère terrien. Ulysse a un corps, il a un sexe, des viscères. Ulysse est drôle, dans ses satires et ses jeux. Dans sa vulgarité, ses bruits, sa truculence et ses élans mystiques qui vous en sortent. Ulysse a un cœur qui bat fort et vacille parfois, et cela vous vient aussi, malgré les écueils du style. Ulysse a une colonne vertébrale, il ne se tient pas seul, palimpseste par excellence. Et une âme, qui se tisse de religion et de politique, de l’histoire de l’Irlande et d’une profonde humanité. Ce roman que je pensais si cérébral est profondément incarné, et le dernier épisode, le superbe et bouleversant « Pénélope », tout en flux de pensée, en est le flamboyant aboutissement.
« oui il y a seize ans mon dieu après ce long baiser je pouvais presque plus respirer oui il a dit que j’étais une fleur de la montagne oui c’est ça nous sommes toutes des fleurs le corps d’une femme oui voilà une chose qu’il a dite dans sa vie qui est vraie et le soleil c’est pour toi qu’il brille aujourd’hui » (p. 1202)
Lisez Ulysse ! L’expérience est inoubliable.