La Nuit du Cirque, un événement annuel qui célèbre le cirque dans la pluralité de ses expressions, a battu son plein du 17 au 19 novembre. Pour cette cinquième édition, 252 spectacles d’une grande diversité artistique ont investi de nombreux lieux en France mais aussi à l’international. Des créations, des grands spectacles, des formes confidentielles, des nuits blanches… Retour sur quelques propositions originales de ce temps fort de cirque qui célèbre l’exploration et les rêves communs.
RÊVES, compagnie Inshi
À Nantes, Le Grand T – en saison mobile en 2023-2024 – accueillait au théâtre Graslin la première mondiale de Rêves du metteur en scène Roman Khafizov qui réunit une équipe ukrainienne. Le spectacle a été créé en France où Roman Khafizov s’est exilé, à cause de la guerre et de l’impossibilité de travailler en Ukraine. Soutenu par 15 structures culturelles en France, l’association Territoires de Cirque (qui coproduit pour la première fois un spectacle), le ministère de la Culture, les DRAC Bretagne et Île-de-France, la Ville de Paris et Angers Nantes Opéra, Rêves est un geste nécessaire de perpétuation de l’art qui permet au public de découvrir la finesse du cirque contemporain ukrainien.
Structure à projections
Rêves a été ainsi pensé par Roman Khafizov : « Chaque artiste racontera à sa manière, à travers sa discipline, ses agrès, sa propre histoire, le rêve qu’il avait avant le 24 février 2022. Rêves sera un spectacle sur la jeunesse, l’amitié et les moments les plus heureux de la vie que chaque Ukrainien a vécus avant l’invasion à grande échelle. »
Ces artistes, ce sont Vladyslav Holda (jongleur), Maksym Vakhnytskyi (corde lisse), David Yemishian (jongleur aux anneaux et balles), Anton Managharov (équilibriste), Kostiantyn Korostylenko (jongleur), Andrey Humeniuk (acrobatie) et Mykhailo Makarov (danseur en caoutchouc), artistes d’exception formés à l’école nationale de Kiev.
Partant du postulat que le rêve est ce qui fait notre humanité, sept artistes répondent en voix off à la question : « Quel est ton rêve ? » La trajectoire dramaturgique du spectacle est une convention plantée dès son début, sept solos se succèdent avec une rigueur, une technique de haute tenue, et une précision chorégraphique qui évoque le ballet. On ne peut qu’être ébloui par le très haut niveau de ces jeunes artistes. La grâce du geste de mise en scène est de nous projeter par-delà cette convention et de donner accès à l’intimité du rêve des interprètes, dont les solos sont construits à partir de l’énonciation du songe, puis déployés en musique, avec une écriture chorégraphique renversante.
Permanence des songes
Ainsi, à l’évaporation du rêve d’enfance d’une unité familiale répond la tendresse d’une valse solitaire où la contorsion permet l’enlacement ; au rêve universel d’une maison avec une fenêtre à laquelle s’accouder répond la corde lisse, ascension entre rire et larmes, avec comme rempart à son impossibilité, le retour à cette fleur qui aurait poussée dans le jardin ; au rêve brisé d’une enfance éternelle s’oppose, malgré les chutes, le redressement du corps et sa relation charnelle aux balles ; à la disparition d’un théâtre par bombardements répondent équilibres, danse classique et mémoire dans un geste de réactualisation de l’enfance passée dans les coulisses d’un opéra ; le vide au milieu des cerceaux et le vide du plateau arpenté témoignent de la disparition du rêve par la perte d’un amour ; et si un jour le rêve fut de faire rire les enfants, désormais une perruque est troquée contre un costume militaire et l’acrobate explore un champ de ruines.
Des rêves d’enfance, des jeux d’enfants, la guerre qui y met fin et pourtant tout sur le plateau vit, revit, se charge de tenir vivace la lueur des moments de bonheur passés. Tout, dans Rêves, se traverse dans la lumière en clair-obscur des songes, et s’écrit depuis l’intime jusqu’à une universalité, par la performance des artistes, par la précision des costumes à la dimension évocatoire, par l’immense travail avec la musique (classique et ukrainienne) qui fait partie, à la note près, de la partition de chaque artiste.
Rêves est un spectacle essentiel, une cartographie des songes qui les retient et les partage, un geste poétique et politique.
Marguerite de Hillerin
- Rêves, un spectacle conçu et mis en scène par Roman Khafizov et interprété par Vladyslav Holda, Maksym Vakhnytskyi, David Yemishian, Anton Managharov, Kostiantyn Korostylenko, Andrey Humeniuk et Mykhailo Makarov.
SEARCHING FOR JOHN, compagnie La Frontera
Dans ce seul-en-scène remarquable présenté à la Maison des Jonglages, le jongleur et acrobate Stefan Kinsman nous embarque au milieu d’un far-west imaginaire, absurde et sensible. Son personnage, John Henry, est un cow-boy solitaire qui se cherche en vain, et qui tente de se trouver à travers la relation qu’il tisse avec les objets qui décorent sa bicoque de fortune. Grâce à la manipulation d’objets, la magie nouvelle et la roue Cyr, Stefan Kinsman construit toute une poétique de la solitude et jongle avec brio entre l’humour et la gravité.
Dans la tanière
Jane le rocking-chair, Roger la lampe suspendue, George le casque militaire et bien d’autres encore sont les personnages du quotidien bien rempli de John, qui doit sans cesse veiller à ce que tout son petit monde s’entende bien. Avec attention et tendresse, l’ermite leur prête des noms, des comportements et des caractères. Si de prime abord on rit de lui et de sa folie douce, John finit par nous faire entièrement adhérer à son monde impossible. La magie nouvelle complète avec intelligence cet écosystème en animant des objets avec une grande précision technique, laissant alors la place au doute : puisque l’on voit, nous aussi, des objets en train de vivre leur vie, pourquoi n’y croirait-on pas ?
Il y a aussi quelque chose de magique dans la virtuosité avec laquelle Stefan Kinsman manipule – ou se laisse manipuler par – ses roues Cyr. De différentes tailles, elles sont elles aussi nommées et caractérisées et font partie intégrante de l’imaginaire exilé de John, qui danse avec elles sur la voix de Chavela Vargas avec éclat et délicatesse.
Un survivant
Stefan Kinsman construit, avec Searching for John, un monde poétique et bouleversant, grâce à son interprétation totalement incarnée d’un personnage fracturé. Dans une première scène qui reprend avec originalité les codes du quick-change (changement de costume rapide), l’interprète ouvre la porte à une multitude de récits entrecroisés, qui nuancent d’autant plus
la réalité de ce personnage : et si John était une femme attendant le retour de son mari ? Un prêtre qui rêvait d’une autre vie ? Un soldat traumatisé par la guerre ?
D’ailleurs, le personnage de John Henry existe au-delà de son propre spectacle : il reprend vie dans d’autres projets de la compagnie (pédagogiques et de rue). C’est un personnage résolument mystérieux qui nous intrigue autant qu’il nous émeut : on se réjouit donc de savoir qu’il fait partie de ceux qui continuent à vivre même lorsque le spectacle est terminé, et qu’il est possible de recroiser son chemin.
Émilie Ade
- Searching for John, conçu et interprété par Stefan Kinsman (cie La Frontera), création son de Chloé Levoy, création lumière de Gautier Devoucoux, création costumes de Kim Marro, scénographie de Jean Marc Billon et Jani Nuutinen (Circo Aereo), aide avec le texte de Michel Cerda, conseils et soutien d’Andrea Speranza.
ON NE FAIT PAS DE PACTE AVEC LES BÊTES, Justine Berthillot et Mosi Espinoza
Pendant ce temps, Justine Berthillot et Mosi Espinosa inauguraient On ne fait pas de pacte avec les bêtes au Cirque-Théâtre d’Elbeuf, un « opéra-jungle » multidisciplinaire, esthétiquement impressionnant, né du croisement entre voyages dans la forêt amazonienne péruvienne et de l’interrogation de deux films de Werner Herzog (Fitzcarraldo et Aguirre, la colère de Dieu).
Jungle organique
C’est une jungle inventée et réinventée que Justine Berthillot et Mosi Espinosa explorent sur le plateau. On y trouve des lianes rose fluo, des affiches péruviennes (« chicha »), de la terre, des signes renvoyant à l’extraction du pétrole ou à la recherche de l’or, une montagne sacrée, un frigo. Les deux artistes déplient sous nos yeux une réflexion très organique qui émerge d’une mémoire corporelle et sensorielle de la forêt amazonienne. Ce qui est passionnant, c’est d’observer comment Justine Berthillot et Mosi Espinosa retranscrivent par leurs corps une variété de présences (humaines, animales, mythiques, cinématographiques), invitant le spectateur à un voyage en terre inconnue.
Somme d’expériences vécues, d’émotions esthétiques, de visions, de récits réels et fictifs, On ne fait pas de pacte avec les bêtes crée une forêt par images, collages, destructions, dégonflements et escalades, mettant fin à certains mythes pour proposer un nouveau récit du rapport à la nature. S’invente sous nos yeux un espace de résistance où les vieux rêves coloniaux sont détruits et oubliés pour avancer vers une histoire immatérielle et défendre un rapport plus onirique à la nature.
Mythes pour aujourd’hui
Le spectacle procède par détournements plastiques et chorégraphiques, convoquant en symbole d’échec de la conquête la pirogue d’Aguirre du film d’Herzog, renversant le rêve de construction d’un Opéra de Fitzcarraldo, choisissant à la place l’esprit des masques péruviens sous lesquels apparaissent Justine Berthillot et Mosi Espinosa au début du spectacle, pour se souvenir et se moquer des colons dont les costumes portés renvoient les signes. Ces costumes finissent rapidement dans des sacs poubelles, et c’est l’autre histoire qui nous est contée, celle moins écrite mais transmise, vivante, actuelle. Dans celle-ci, on rencontre El bufeo, dauphin rose du fleuve Amazone, une sirène, une ville de cristal, la terre fendue qui laisse échapper des âmes, et comme un repère suspendu en fond de scène, Voyage Amazonique, une peinture de Brus Rubio où celles et ceux qui peuplent l’Amazonie voyagent sur une feuille de tabac. Tout, dans cet objet polymorphe, où voix, corps, son, musique et sensations se mêlent, tend à résister. Le fil tendu tout au long du spectacle, à la fois terreau et surgissement, est un désir de rendre sensible les luttes actuelles de celles et ceux qui habitent la forêt amazonienne.
C’est l’hybridité et la singularité de l’univers créé par Justine Berthillot et Mosi Espinosa qui séduit. Celui-ci se prolonge avec Huela, documentaire tourné lors de leurs voyages au Pérou, ainsi que par une série de photographies de Mosi Espinosa dont certains visages nous semblent familiers à la sortie du spectacle.
Marguerite de Hillerin
- On ne fait pas de pacte avec les bêtes, conçu et interprété par Justine Berthillot et Mosi Espinoza, création sonore de Ludovic Enderlen, création lumière et régie générale d’Aby Mathieu assistée d’Elie Martin, scénographie de James Brandily, peinture de Brus Rubio, collaborations artistiques de Céline Fuhrer et Rolando Rocha, costumes en collaboration avec Élisabeth Cerqueira et Marnie Langlois, à la confection avec Chantal Bachelier, régie plateau par Mado Cogné, accompagnement dramaturgique de Marion Stoufflet et confection des masques par Louise Digard.
PYJAMA PARTY : LE PROCOLE DES FAUVES, Johan Swartvagher et l’équipe du Plongeoir
Pour cette Nuit du Cirque 2023, Le Plongeoir, Pôle National Cirque du Mans, a pris l’expression au pied de la lettre : en complicité avec Johan Swartvagher (collectif Protocole), l’équipe a concocté une pyjama party géante pour une centaine de spectateur·rices, tenu·es en éveil du samedi soir au dimanche matin par une succession de performances et d’expériences inédites et généreuses. Dans cette joyeuse fête réunissant le collectif Protocole, les compagnies Ea Eo, Monad, Équidistance et deux jongleuses de la 32e promotion du CNAC, dix-huit artistes de grand talent se sont relayé·es pour peupler les rêves d’une nuit blanche inoubliable.
Veiller ensemble
Le programme de la Nuit, distribué après la cérémonie d’ouverture, mettait l’eau à la bouche : balade secrète, buffet convivial, veille nocturne et jonglée, doux chants folkloriques, aquagym en milieu sec, soupe à l’oignon, DJ set, poème jonglé au petit jour… Tout a savamment été orchestré pour que soit vécue pleinement chaque minute qui retarde l’endormissement. Aux spectacles se succédaient, sans transition, des ateliers, conférences, attractions pour une, deux ou trois personnes, projections, concerts… Tous les espaces ont été investis (jusqu’au bassin recouvert de l’ancienne piscine) et les spectateur·rices se sont retrouvé·es partie prenante de la création de cette expérience poétique.
Artisans d’une rêverie
Mais celles et ceux qui ont fait vivre cette nuit, ce sont les artistes jongleur·euses dont on doit souligner le dévouement presque héroïque, pour avoir réussi à tenir de leurs bras ce rêve ambitieux et à faire valser des massues pendant des heures pour un public en petit comité. Ils et elles ont joué, chanté, tourné, jonglé, improvisé, devant cent, trente ou dix personnes, avec toujours la même vigueur et la même grâce.
Il faut aussi, bien sûr, rendre hommage aux équipes du Plongeoir (administratives, techniques, gustatives…) qui ont rendu possible une rencontre joyeuse et un peu irréelle entre des inconnu·es en pyjama, célébrant avec élan et émotion le cirque qui se vit autant qu’il se rêve.
Émilie Ade
- Pyjama Party : Le Protocole des Fauves, une carte blanche d’une nuit orchestrée par Johan Swartvagher et l’équipe du Plongeoir avec les artistes du collectif Protocole (Paul Cretin, Thomas Dequidt, Sylvain Pascal, Valentina Santori, Pietro Selva Bonino, Alex Verbiese), de la compagnie Ea Eo (Solene Garnier, Sylvain Julien, Éric Longequel, Emilia Taurisano), de la compagnie Monad (Zuska Drobna, Van Kim Tran), de la compagnie Équidistante (Sabrina Catalan, Iorhanne Da Cuhna, Valentina Santori) et de la 32e promotion du CNAC (Isaline Hugonnet, Yu-Yin Lin).
- À écouter : « En finir », le podcast de Johan Swartvagher et du Plongeoir – Pôle National Cirque du Mans qui raconte avec humour et poésie la préparation d’un marathon jonglé.
LUEUR, Cirque de la Guirlande
À la Coopérative de Rue de Cirque, c’est une proposition tout public, intime et au format court, Lueur, d’Augustin Mugica et Zoé Mugica Ballanger (Cirque de la Guirlande) qui s’est jouée en entrée libre. Une piste de quatre mètres de diamètre, une fine guirlande pour contours, un spectacle qui joue de la proximité entre les deux acrobates et le public. Formé·es à l’Académie Fratellini en main à main et jeux icariens, Augustin Mugica et Zoé Mugica Ballanger commencent dans le silence, nous font entendre les sons des premiers mouvements qui explorent l’animalité, pour évoluer petit à petit vers la rencontre entre ces deux êtres en devenir, leur esquisser une humanité, la développer à mesure que la technique acrobatique évolue elle aussi, passant des jeux icariens au main à main, prenant donc de la hauteur. Tout le spectacle reste très doux, à l’image de sa lumière tamisée qui laisse entrevoir la relation évolutive entre les deux acrobates et poussant le public à l’observation des détails, à l’écoute des respirations, puis à lever un peu plus les yeux lors de l’ouverture vers la hauteur où les portés dynamiques vus si près vous font retenir votre souffle. Lueur est un spectacle intime qui se savoure à tout âge.
Marguerite de Hillerin
- Lueurs, un spectacle conçu et interprété par Augustin Mugica et Zoé Mugica Ballanger, regard complice de Geneviève De Kermabon, regard sur la lumière de Carine Gerard et création costume d’Irène Bernaud.
Voici donc un aperçu de ce qu’a pu offrir La Nuit du Cirque 2023, postulat pour rêveurs et somnambules, qui s’est déroulée partout sur le territoire et à l’international. Sans conteste, un tel événement témoigne de la diversité du cirque contemporain et de son pouvoir toujours renouvelé d’attraction.
Songeons qu’elle est annuelle, cette Nuit du Cirque, et que d’ici là elle peut être prolongée par la lecture d’un très bel ouvrage paru chez Actes Sud Jeunesse : Circorama, une encyclopédie illustrée du cirque imaginée par l’artiste Coline Garcia (qui présentait son spectacle TRAIT(S) aux Beaux-Arts de Lyon dans le cadre de La Nuit du Cirque). À destination du jeune public mais à mettre entre toutes les mains, cette encyclopédie réveille avec douceur et inclusivité la définition du cirque contemporain.
- La Nuit du Cirque, un événement international organisé par Territoires de Cirque, avec le soutien du ministère de la Culture, en collaboration avec l’Institut français, Circostrada, circusnext, Buzz et Forum Neuer Zirkus (Allemagne), ProCirque (Suisse), la FFEC et la FEDEC, le réseau Grand Ciel.