Olivier Adam sait narrer l’intime. Après Les Lisières (2012, Prix Breizh) et Peine perdue (2014), l’auteur revient enfin sur la scène littéraire avec un nouveau roman chez Flammarion, La renverse. Fort, et poignant.
La renverse, c’est ce moment où Antoine, le narrateur, apprend que sa mère est impliquée dans un scandale sexuel avec Jean-François Laborde, le maire dont elle est l’adjointe. Et après ? Après il faut vivre. Malgré la catastrophe médiatique, et tout ce qu’on vient de perdre. Avec la certitude kafkaïenne que les choses ont basculé.
Comment se reconstruire lorsqu’une affaire de mœurs éclabousse une famille ? Le narrateur, Antoine, premier personnage souffrant puisqu’il est le fils de l’adjointe, et Laetitia, la fille de Jean-François Laborde, vont se lier, et se perdre ensemble dans un voyage erratique pour survivre à l’humiliation. La suite n’est que départs, retours, et fuites, sur le fond d’un éclatement tragique, celui de deux familles ; histoire de deux cellules intimes que mange la bulle médiatique. Le scénario rappelle évidemment l’affaire Georges Tron. Le 25 mai 2011, Virginie Faux et Eva Loubrieu, deux ex-employées municipales, avaient accusé le maire de Draveil et son adjointe de viols et d’agressions ; de la même façon, on avait tenté de montrer que les deux plaignantes étaient psychologiquement instables. Puis Georges Tron avait démissionné.
Ici aussi, les personnages démissionnent. La Renverse est l’histoire de ceux qui deviennent mutiques après un traumatisme. De ceux qui tentent d’éprouver le moins possible, pour souffrir moins. Et qui empruntent le couloir d’à-côté pour nager plus facilement dans la houle – une vie parallèle, pour éviter la vraie. « Il m’arrivait de me demander ce que je faisais là, dans cette ville, parmi ces paysages, et quelle vie je pouvais bien mener », écrit Antoine.
Olivier Adam nous plonge dans la mélancolie d’une crise cartésienne qui consiste à ne plus savoir, après un bouleversement, qui l’on est, et si l’on vit. Au départ, il y a ce même doute, celui d’être là, consolidé par le regret d’avoir été jeté dans le monde. C’est tout cela que dit le mutisme du narrateur, qui fait le choix de l’exil – intérieur, extérieur – et de l’aphasie ; et qui, pour mieux lutter contre l’humiliation et les dérapages de sa mère, s’isole dans l’espace du temps mort, où l’on peut reprendre quelque oxygène. Si la « renverse » est aussi, comme indiqué par l’auteur au début du roman, la « période de durée variable séparant deux phases de marée », Antoine choisit de se laisser porter par l’onde, pour ne pas périr du ressac ; sa passivité est une fuite, et une résistance muette.
Confrontation silencieuse
La Renverse est aussi le roman d’une confrontation silencieuse : d’un côté, la tentative désespérée d’Antoine de se désengager du monde, et le refus de se sentir impliqué. De l’autre, la farce grotesque et pathétique des adultes qui eux aussi, à un moment donné, ont raté leur vie. Il y a le narrateur, et il y a le monde – les informations, la télévision, sa mère, la folie de sa mère, les autres. Entre les deux, un écran. Car il y a chez Adam une sorte d’écriture en contrechamp. On regarde une scène à travers Antoine, mais on sait qu’il en existe une version opposée, sous un autre angle (celui des autres, évidemment, qu’on rejette) à 180 degrés du premier. Deux scènes qui dans la réalité n’en sont qu’une, mais qui dans la réalité du narrateur, se font face dans une impossible compénétration. Olivier Adam, décidément, sait nous émouvoir.
La prose d’Adam est libre ; par elle, il n’est jamais empêché. Les mots peignent les espaces, ou les espaces sont devenus littérature.
Mais surtout, il y a ce style. La Renverse est une lecture qu’on veut faire dans le silence, pour écouter l’ampleur de cette phrase merveilleusement sonore, thaumaturge, qui s’éploie, et glane les choses qu’elle miniaturise. Les corbeaux sont perchés « dans les grands marronniers déplumés », les kayaks « [glissent] sur les eaux tout à fait lisses », et l’on évolue avec Antoine dans cette existence « cotonneuse et voilée, d’un songe un peu trouble ». La prose d’Adam est libre ; par elle, il n’est jamais empêché. Les mots peignent les espaces, ou les espaces sont devenus littérature.
Le retour d’Olivier Adam est beau. La Renverse retrace une vie de somnambule, hantée par l’imminence d’un réveil salvateur – que l’on attend, qui ne vient jamais, parce qu’on ne sort pas de la vie comme d’une pièce – où la mémoire bataille mollement dans son parloir, où les circonstances sont tues, et les scènes vécues s’effacent. La seule action possible, et la seule temporalité possible, sont le hors-temps de l’écriture. Car les événements sont compris après-coup, quand la marée se retire, et quand l’esprit prend la plume.
- La Renverse, Olivier Adam, Flammarion, 272 p., 19 euros, 6 janvier 2016