Dans son dernier ouvrage intitulé Réinventer l’amour. Comment le patriarcal sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet s’attaque à la sacro-sainte conception de l’amour. En proposant une analyse fouillée des relations hétérosexuelles contemporaines, l’autrice revient sur les conditions matérielles à l’origine de notre conception de l’amour. En résulte un essai aussi décapant qu’inattendu qui offre une tout autre manière d’entrevoir les liens qui unissent l’amour au patriarcat. L’autrice parvient à élaborer une réflexion sans langue de bois où le féminisme côtoie la volonté de renverser le schéma patriarcal dominant en matière de liberté affective et sexuelle.
Un essai (d)étonnant qui dynamite le paysage intellectuel
Publié aux éditions Zones en septembre 2021, le dernier Mona Chollet s’est, sans grande surprise, affirmé comme l’un des best-seller de cette fin d’année. Tiré à près de 80 000 exemplaires lors de sa sortie, l’ouvrage a très vite su trouver son public. L’autrice n’en est certes pas à son premier coup d’essai puisque Sorcière, la puissance invaincue des femmes, trône encore actuellement dans le top des ventes, près de quatre ans après sa publication.
Pourtant, en dépit de ce succès commercial, Réinventer l’amour avait de quoi, à la base, étonner les aficionados de l’autrice. En effet, vouloir « réinventer l’amour » n’offre rien de nouveau ou presque tant le sujet semble être aujourd’hui devenu une sorte de mot valise. Si la phrase a longtemps été l’apanage des ouvrages dédiés au développement personnel, elle a depuis essaimé un peu partout. On la retrouve, en effet, aussi bien dans le discours politique que sur les réseaux sociaux où il n’est pas rare de voir des influenceuses s’improviser « love coach », entre deux placements de produits. Dévitalisée de son contenu initial, l’expression paraît avoir perdu la charge critique qu’elle possédait auparavant.
« Je ne comprenais pas qu’il me revenait, à moi et à personne d’autre, d’apposer des touches de couleur sur tous les aspects de ma vie, de les penser, de les cultiver, d’en prendre soin, de les aimer, au lieu d’attendre une sorte de sauveur improbable qui ferait magiquement disparaître la morne réalité ordinaire. Je ne comprenais pas qu’il m’incombait de me construire. Aucun film, aucun roman ne me l’avait dit – ou alors, je n’avais entendu. »
Le texte s’inscrit, de toute évidence, dans la continuité du féminisme de la 3e vague, apparu dans le contexte de l’affaire Weinstein et du mouvement Me Too.
Le texte s’inscrit, de toute évidence, dans la continuité du féminisme de la 3e vague, apparu dans le contexte de l’affaire Weinstein et du mouvement Me Too. L’expression imagée fait référence à la classification des différents moments du féminisme. L’ouvrage se situe, en somme, aux antipodes des tendances qui dominent actuellement le paysage intellectuel. La réflexion menée par la journaliste oppose un démenti à celles et ceux qui affirment que le capitalisme aurait tué dans l’œuf la possibilité de l’amour, devenu la matrice hyper-rentable d’un marché du sexe géolocalisé. Contre un discours qui prône la fin de l’amour, à l’image de la sociologue Eva Illouz, l’essai veut prouver qu’il est possible, voire souhaitable, de concevoir autrement l’amour en 2021.
L’amour, le patriarcat et Mona
L’autrice affirme la nécessité d’en finir avec la conception patriarcale de l’amour hétérosexuel. Pour autant, l’essai ne se positionne ni en faveur d’une sortie de l’hétérosexualité ni en faveur d’une restauration d’un ordre ancien. Là où de nombreux textes théoriques clament la nécessité d’en finir avec l’hétérosexualité, l’autrice (r)établit une vision plus nuancée, qui fait de l’amour, un agent conceptuel clé pour comprendre les multiples configurations que prennent les relations hétérosexuelles.En revenant sur ses propres présupposés, Mona Chollet propose une vision (dés)enchantée de l’amour. L’autrice analyse la manière dont notre environnement médiatique et culturel alimente une idéologie patriarcale de l’amour qui s’avère fortement dommageable pour les femmes. Il va de soi que l’écrivaine écrit depuis une épistémologie située. Celle-ci ne relève pas uniquement de son statut de journaliste, mais apparaît avant tout ici associée à sa position de femme. Le texte est ainsi structuré par un chiasme féministe bien connu puisqu’il s’agit de rappeler que l’intime a partie lié avec le politique et inversement. En partant de sa propre expérience, Mona Chollet parvient à démontrer que sa conception « personnelle » de l’amour est, en réalité, révélatrice de la façon dont la société patriarcale éduque les femmes.
« Notre culture ne cesse de présenter le mal qu’un homme peut faire à une femme comme une preuve d’amour ; quand notre vision de l’amour est imprégné d’une culture de mort »
L’ouvrage de Mona Chollet répond à un sentiment d’urgence à une époque où l’hétérosexualité n’a semble-t-il jamais été autant remise en question. Tordre le cou au patriarcat ne signifie pas qu’il faille abandonner l’hétérosexualité. Il va sans dire que les femmes figurent parmi les interlocutrices privilégiées de l’autrice. Néanmoins, l’essai n’est pas uniquement destiné à un public féminin. L’objectif est de parvenir à (dé)montrer que l’amour est une construction patriarcale dont les effets s’appliquent différemment en fonction de son appartenance de genre et de sexe. En prenant des exemples aussi bien issus du quotidien que de la sociologie, l’autrice déconstruit le discours naturaliste qui affirme que la passion pour l’amour serait une caractéristique féminine. En amalgamant l’amour avec des concepts qui devraient lui être totalement étrangers, tels que la « mort » et la « violence », le patriarcat donne naissance au dangereux diptyque qu’est l’« amour-passion ». L’autrice montre que cette collusion est érotisée par l’ensemble de notre culture médiatique. Cette dernière est institutionnalisée et, plus particulièrement, rattachée à ce que l’écrivaine conçoit comme une sorte d’idéologie, faisant d’elle le « centre de l’identité et de la quête existentielle » des femmes.
Certains arguments utilisés par l’autrice déroutent en même temps qu’ils apparaissent légèrement datés. En effet, ses remarques sur la valeur différentielle de l’amour ne semblent rien annoncer de nouveau sous le soleil. N’était-ce pas déjà les éléments que pointaient le féminisme des années 70 ? De même, ses réflexions sur l’éducation donnée aux femmes ne sont pas sans rappeler les analyses menées par des sociologues telles que Colette Guillaumin ou Nicole-Claude Mathieu sur la « féminité ». Ces dernières montraient déjà à leur époque que le « féminin » est à la « nature » ce que l’amour est au patriarcat, c’est-à-dire, une pure construction sociale. La lecture du texte suscite également une forme de perplexité tant celui-ci fourmille de sujets différents. Mona Chollet propose un essai ambitieux qui tente d’aborder en quelque 300 pages des thématiques diverses et variées qui font bien souvent l’objet d’ouvrages à part entière. Si le texte est marqué par la volonté louable de proposer une argumentation riche, on peut, cependant, regretter que cette logique pousse parfois l’autrice à effleurer les sujets évoqués.
Pour l’autrice, la perception contemporaine de l’amour repose encore aujourd’hui sur la construction d’un déséquilibre entre les sexes.
L’exhaustivité n’est certes pas le but recherché par l’essai. L’objectif n’est pas de parler de tout, ni de tout expliquer, mais bien de faire naître parmi ses lectrices les prémisses d’une forme de réflexion, voire au mieux, d’une prise de conscience à propos des déterminations faussement naturelles auxquelles elles croient obéir. Il y a donc malgré tout une trame qui se profile derrière l’apparente sensation d’artificialité. Déconstruire notre acception traditionnelle de l’amour revient à bouleverser de fond en comble nos existences puisque que ce dernier est bien souvent responsable d’une grande partie de nos désirs et autres décisions. Le texte tente donc de proposer un spectre assez large des différentes configurations que peuvent prendre les relations hétérosexuelles en utilisant un panel d’exemples et de concepts, empruntés à des matières aussi diverses que variées, à l’image de la sociologie ou de la psychanalyse. Ainsi, loin d’être strictement destiné à un public féminin, l’essai de Mona Chollet se veut être le vecteur d’une prise de conscience collective. L’idéal serait que tout le monde puisse s’affranchir de la conception addictive et sacrificielle de l’amour telle que la société patriarcale nous l’impose (encore) aujourd’hui. Pour l’autrice, la perception contemporaine de l’amour repose encore aujourd’hui sur la construction d’un déséquilibre entre les sexes. Cette base constitue, sans mauvais jeu de mot, un « capital » pérenne dans la survie du régime capitaliste et patriarcal. Or, pour durer, il est nécessaire que les deux parties acceptent de jouer le jeu. Autrement dit, l’amour est saupoudré d’un vernis faussement rose bonbon qui assure la pérennité des « scripts » de genre auxquels sont assignés les femmes et les hommes. Ces dernier.ère.s sont ainsi respectivement placé.e.s dans des rôles fortement caricaturaux et aliénants. Mona Chollet valide ainsi la remarque caustique de Georges Sand, prononcée il y a plus d’un siècle. À une différence près que, si les femmes demeurent plus ou moins élevées comme des « saintes », les « pouliches » apprennent dorénavant à se donner au « prince », plus qu’elles ne sont livrés à lui. Ce dernier n’est évidemment pas en reste, sommé de correspondre à un impossible idéal messianique, celui de l’improbable et héroïque sauveur
Réinventer l’amour hétérosexuel en 2021 : l’impossible gageure ?
L’autrice se situe à mille lieux d’un discours réactionnaire qui viendrait fustiger la décadence de notre temps.
Réinventer l’amour suppose de se déprendre de tout un imaginaire patriarcal que l’on a appris à considérer comme une “évidence naturelle” depuis l’enfance. Le texte tente de démontrer que l’idéologie du « prince charmant » reste encore aujourd’hui partie prenante de notre conception de l’amour et, plus généralement, des rapports matériels qui sous-tendent les relations hétérosexuelles. Croire à la réinvention de l’amour n’implique donc aucune contradiction avec le point de vue féministe adopté par l’essai. L’autrice se situe à mille lieux d’un discours réactionnaire qui viendrait fustiger la décadence de notre temps. L’objectif n’est certes pas de restaurer un idéal chevaleresque volontiers misogyne, mais de trouver le(s) moyen(s) de pouvoir concrétiser notre l’« aspiration à l’amour ».
« Il faudrait aussi cultiver la beauté qui est la nôtre en tant que sujets, attirer l’attention sur elle, réclamer qu’elle soit reconnue. »
L’amour a ses raisons que le patriarcat devrait ignorer.
L’essai n’aurait que peu d’intérêt s’il se contentait uniquement de proposer une énième critique des méfaits du patriarcat. Plutôt que de prôner la mise au placard de l’hétérosexualité, l’autrice s’écarte d’un raisonnement naïf consistant à croire qu’il suffirait de faire table rase du système pour en créer un nouveau. Mona Chollet refuse de céder aux sirènes consistant à (ré)affirmer que l’hétérosexualité constituerait le fond du problème ». Outre que cette assertion revient à faire preuve d’une belle dose d’aveuglement, elle implique aussi, pour l’autrice, de se condamner indirectement à répéter des structures de pouvoirs que l’on croyait tout bonnement avoir entériné par la critique. Autrement dit, à la différence du lesbianisme politique, la « contrainte à l’hétérosexualité » prend plutôt la forme, chez Mona Chollet, d’une contrainte à l’amour patriarcal qui s’exerce sur le corps et l’esprit des individu.e.s autant que sur la manière dont s’orientent les relations hétérosexuelles.
Si repenser l’amour implique d’établir une réflexion autour du système culturel et médiatique qui le façonne, cela nous engage aussi, du même coup, à interroger les désirs qu’il suppose et autorise.
Réinventer L’amour prolonge donc la réflexion sur le patriarcat entamé il y a maintenant plusieurs décennies par le féminisme, à la différence près, que la journaliste choisit de (dé)placer le curseur sur un point qui échappe encore trop souvent à l’analyse. Le texte renverse, en effet, la perspective traditionnelle en faisant de l’amour, un concept clé dans la compréhension des rapports de pouvoirs qui se jouent dans l’hétérosexualité. Si repenser l’amour implique d’établir une réflexion autour du système culturel et médiatique qui le façonne, cela nous engage aussi, du même coup, à interroger les désirs qu’il suppose et autorise. L’essai de Mona Chollet formule, en somme, la base de ce qui devrait constituer le premier pas vers une réappropriation de soi, car déconstruire l’acception traditionnelle de l’amour ne va pas sans bousculer les certitudes sur lesquelles il repose.
De fait, l’aspect quelque peu redondant de l’essai qui tient à la réitération de concepts féministes anciens s’avère donc fortement trompeur. Car, nous l’aurons compris, pour l’autrice, le « cœur » du problème est bien situé dans la manière dont nous sommes conditionnés à envisager l’amour. Celui-ci est en outre perçu à travers le biais d’une vision idolâtre aussi dangereuse que amalgame Sans égrener des uppercuts réflexifs, l’essai constitue, néanmoins, une nouveauté dans le déplacement du regard qu’il opère.
« Notre vision de l’amour est imprégné d’une culture de mort. »
On est de fait encore un peu tous.tes des Emma Bovary en puissance, et ce, malgré la plus grande visibilité dont bénéficie aujourd’hui le féminisme dans l’espace médiatique. En dépit de la déconstruction que l’on peut revendiquer, l’amour reste un impensé difficile à jauger à la fois parce qu’il touche à l’intime, mais également en vertu du fait qu’il est censé constituer le cœur de notre existence. Réinventer L’amour parvient à démontrer, preuves à l’appui, que notre conception de l’amour reste largement imprégnée de romantisme sacrificiel tragique. Néanmoins, Mona Chollet est loin d’être une flaubertienne convaincue. Contrairement à l’écrivain, l’autrice réaffirme la nécessité de « toucher aux idoles » si l’on veut pouvoir créer de nouvelles représentations. Il convient donc de révéler l’idolâtrie de l’amour afin de sortir de la prison qu’elle impose, auquel cas, l’on finit comme Emma, empoisonné.e.s par un imaginaire qui nous enferme dans une configuration relationnelle, affective et sexuelle fondamentalement inégale.
Nous sommes ainsi sommées de nous demander jusqu’où peut aller notre prétention à la liberté, voire au féminisme, si nos désirs et nos choix amoureux restent en partie dépendants d’un schéma (hétéro)patriarcal ancien. Répondre à cette question n’est certes pas une mince affaire. Sans prétendre proposer des solutions toutes faites, l’essai laisse, au contraire, infuser chez les lecteur.trice.s de multiples questionnements politiques. Gageons que ces derniers puissent constituer, à l’avenir, un nouveau terreau réflexif qui permettrait d’entrevoir d’autres configurations affectives et sexuelles en donnant lieu à conception de l’amour dé-patriarcalisée.