Zone Critique revient sur L’Amour et les Forêts, dernier roman d’Eric Reinhardt et récit de la captivité d’une femme aux prises avec un mari violent. Si le titre doux et mystérieux du livre invite le lecteur à la contemplation, il sera vite détrompé par la teneur du récit, voyeuriste et trop bavard.
C’est du creux de l’univers féminin et baroque de Villiers de L’Isle Adam que jaillit le portrait contemporain d’une nouvelle héroïne, Bénédicte Ombredanne, dans L’Amour et les Forêts d’Éric Reinhardt. Parvenue à un paradoxe de sa vie, cette jeune prof de français ne supporte plus le harcèlement moral de son mari (la caricature d’un pervers narcissique) ni les ingratitudes de ses deux enfants (deux ados donc pas besoin de caricature, heureusement !), et lutte pour rester enchaînée à ce quotidien qu’elle exècre.
Engluée dans ce réel pathétique, elle cherche cependant à en pénétrer un autre, poétique, atemporel, dans lequel il est « envisageable de s’engloutir, de se dissimuler : l’amour et les forêts, la nuit, l’automne » (p.23)…et la littérature. Qui de mieux qu’un écrivain pour répondre à l’appel d’une femme passionnée de lettres et incapable d’éprouver sa liberté en dehors d’une vie fantasmée ?
De là naît l’Amour et les Forêts et le double romanesque d’Éric Reinhardt, lequel excédant sa posture d’auteur, se met en scène dans son propre roman. Cette audace littéraire et narcissique lui donne une proximité nouvelle avec ses personnages : en plus de leur donner une voix, il les écoute, elles, ces vies minuscules que d’ordinaire on n’entend pas. Cette réalisation du fantasme de l’écrivain perçant l’indicible de chaque être se traduit par une écriture qui oscille sans cesse d’un hyperréalisme cru en un lyrisme souvent incongru. Cette hésitation du style est à l’image d’une conscience qui se raconte, toujours poétique, complexe et plurielle comme ces forêts qui donnent leur doux mystère au titre du roman.
Le lecteur fera donc une expérience littéraire curieuse, celle de lire dans un même roman la retranscription sur une dizaine de pages d’une conversation Meetic, pour surprendre ensuite une nouvelle – elle mythique – de Villiers de L’Isle Adam insérée sans prélude dans le texte. Autant d’audaces de la part de l’écrivain qui se lisent comme la tentative ultime de sauver son personnage de son triste sort. En vain.
Un romancier enquêteur
L’Amour et les Forêts est le lieu où s’incarnent dans un même mouvement de chute le fantasme de l’écrivain et celui du personnage. Tous deux sont rattrapés par la réalité. Bénédicte ne parviendra jamais à intégrer « l’amour et les forêts » à sa vie, et la seule solution qu’elle trouvera pour fuir sera l’infidélité le temps d’une journée. Telle une Madame Bovary contemporaine, elle répondra à la médiocrité par la médiocrité.
Quant à l’écrivain qui se fait personnage, il renonce à l’humble posture de passeur de sens. Après s’être fait acteur de l’histoire, il devient une sorte d’enquêteur: revenant sur les traces de Bénédicte Ombredanne, il sort peu à peu de la métaphore, du suggestif pour se perdre avec le lecteur dans de longs passages explicatifs et psychologisants.
Le romancier se perd avec le lecteur dans de longs passages explicatifs et psychologisants.
« Le cygne se tait toute sa vie pour bien chanter une seule fois ». Ce sage proverbe qui figure comme épigraphe à la nouvelle de Villiers de l’Isle Adam, Éric Reinhardt aurait dû s’en souvenir. Si le chant du cygne est si beau, c’est bien parce que le silence le devance et la mort le remplace.
L’Amour et les Forêts est un roman qui parle trop, or ce qui rend une parole belle et digne d’être écrite, c’est quand elle est empreinte de la poésie et de l’ambiguïté du non-dit.
- L’Amour et les Forêts, Eric Reinhardt, Gallimard, 21 euros 90, août 2014