Au Théâtre 13, dans le cadre du festival Les singulie.r.es, Laurent Bazin propose avec Trois contrefaçons. Bucarest, Ibiza, Venise une expérience théâtrale hors du commun, dans laquelle, avec humour et audace formelle, il nous emmène brillamment nous perdre dans les méandres du simulacre, entre vrai et faux.
Il y a un an, à l’occasion de la précédente édition du festival Les singulie.r.es, nous écrivions à propos du spectacle de Vimala Pons présenté au 104, Le Périmètre de Denver : « nous n’avons que faire de la vérité, puisque le faux vibre bien plus fort » (Le Périmètre de Denver, ou le plaisir coupable du faux). L’actrice et circassienne y explorait la jouissance de mentir comme expérience constitutive de l’identité humaine et de notre rapport au réel, s’exclamant ainsi : « Mentir, c’est rééquilibrer le réel dans ce qu’il a de trop insatisfaisant. »
Cette année, c’est au Théâtre 13 qu’est proposée dans le cadre du festival une étrange et brillante proposition autour des faux-semblants de l’existence : Trois contrefaçons. Bucarest, Ibiza, Venise, de l’inclassable Laurent Bazin, spectacle créé d’après une expérience avec l’artiste et performeuse Alexandra Sand. Poursuivant le sillon tracé par ses précédentes créations, où il travaillait avec la réalité virtuelle, quelque part dans cet entre-deux du réel et de la fiction, Trois contrefaçons se présente comme une quête auto-fictionnelle dans laquelle le metteur en scène en personne fait le récit de sa rencontre avec celle qu’il appelle la Créature. Celle-ci est une femme-icône, qui n’existe que par le biais des photos qu’elle poste d’elle-même sur Instagram. Beauté mise en scène, « coquillage fluffy et glitter », mais qui ne recèlerait que du vide ?
La contrefaçon comme modèle
Le trouble est grand, puisque Laurent ne découvre d’abord chez elle aucune distinction entre l’être et le paraître : dans son existence, « ce qui semble est aussi ce qui est ». Vertige métaphysique qui donnerait le tournis à tous les moralistes et philosophes des siècles passés qui n’ont eu de cesse de traquer quelque chose qui ressemblerait à un soi authentique derrière les artifices sociaux de l’hypocrisie et de la mauvaise foi… En digne successeur de cette tradition occidentale, Laurent Bazin craint de voir chez la Créature le triomphe du nihilisme absolu d’une époque cynique plus préoccupée par son apparence que son essence, et tente tant bien que mal de lui opposer la quête artistique et spirituelle à même de remplir la vie de sens. En guise de contre-proposition, son programme à elle est en apparence bien plus simple : il consiste à essayer de ne rien faire et de faire pipi.
Laurent Bazin fait exploser toutes nos confortables certitudes sur le statut de la représentation théâtrale.
Dans cette rencontre déroutante se cache l’enjeu qui parcourt tout le spectacle, celui de la contrefaçon, cet objet dont l’essence même consiste à brouiller la frontière entre vrai et faux. On suit alors Laurent dans une exploration labyrinthique et délirante des pouvoirs du faux à travers le continent européen, du château de Dracula dans les Carpates aux fêtes évanescentes d’Ibiza, en passant par les masques de Venise. En fabricant d’images fasciné par leur pouvoir, le metteur en scène se consacre à décortiquer leurs mécanismes, dans une introspection à cœur ouvert qu’il matérialise à travers des séquences foutraques et géniales. Mais, au-delà d’un simple thème, c’est toute la forme même de la pièce qui en est affectée. Assistons-nous à une pièce parfaitement construite, à une expérience de laboratoire vivant, à une répétition ouverte ? Ou bien tout cela à la fois ? Par son dispositif unique, Laurent Bazin fait exploser toutes nos confortables certitudes sur le statut de la représentation théâtrale.
Maelström théâtral et expérience hallucinante
Nous finissons par douter de tout, mais cette inquiétude est jubilatoire : on jouit de ne plus reconnaître le vrai du faux, et de s’en foutre.
Difficile de rentrer dans les détails sans trop en dévoiler, alors que le spectacle ne cesse de nous surprendre de la première à la dernière minute. Présent au plateau et dans la salle avec deux (excellents) acolytes comédiens, Fabien Joubert et Chloé Sourbet, et sautant allègrement entre différents niveaux de réels, le metteur en scène puise dans la matière de cahiers écrits – dans un style époustouflant – tout au long de ses échanges avec la Créature, pour reconstituer des moments et des images dont on ne sait jamais vraiment s’ils ont réellement eu lieu ou s’ils sortent de l’imagination délirante de l’auteur. Nous finissons par douter de tout, tant chaque anecdote est accompagnée d’une assurance du type « cette histoire est authentique ». Mais cette inquiétude est jubilatoire : elle nous emmène dans des terres inconnues où l’on jouit de ne plus reconnaître le vrai du faux, et de s’en foutre.
Tout le talent de Laurent Bazin est bien dans la capacité à maintenir son public actif et en haleine malgré (ou plutôt grâce à) ce tourbillon de postures et d’impostures. Alors que nous pourrions être tentés parfois de nous demander si ce voyage se situe quelque part entre l’ego trip narcissique et le bad trip philosophico-mystique, le recul et l’auto-dérision du metteur en scène par rapport à ses propres obsessions, ainsi que la substance d’un propos exigeant qui ne se laisse jamais réduire à quelques pirouettes, permettent d’éviter ces écueils. Et surtout, l’extraordinaire vitalité de la forme, dans un mélange de performance contemporaine, chanson populaire, vidéo expérimentale, méditation philosophique et théâtre participatif, emporte tout sur son passage, nous laissant bien souvent autant hilares que déboussolés.
Trois contrefaçons est une proposition unique et rare, généreuse et audacieuse qui bouleverse nos perceptions de ce que peut être le théâtre. Les gouffres qu’elle ouvre provoquent autant de joie que de vertige, nourrissant à un endroit intime des interrogations salvatrices sur notre rapport controversé à l’image, à l’authenticité et à la facticité des choses. Une expérience hors du commun et proprement hallucinante.
- Trois contrefaçons. Bucarest, Ibiza, Venise, texte de Laurent Bazin, d’après une expérimentation réalisée avec Alexandra Sand, conception et mise en scène Laurent Bazin avec la complicité des interprètes, avec Laurent Bazin, Fabien Joubert et Chloé Sourbet et Alexandra Sand, au Théâtre 13 jusqu’au 18 février 2023.
Crédit photo : @ Svend Andersen