Zone Critique a ramassé un caillou précieux, au pays de Boby Lapointe, sur le chemin d’une librairie Piscénoise, la librairie Le Haut Quartier : Le Caillou de Sigolène Vinson aux éditions Le Tripode, une maison d’édition qui « taquine les esprits cartésiens » pour notre plus grand plaisir, comme nous avions déjà pu en faire l’expérience ici.
D’abord, il y a la couverture énigmatique et magmatique d’Estelle Ribeyre : des organismes larvaires, inaccomplis qui accomplissent leur œuvre, ils procèdent et veillent à l’expulsion d’une lave qui est celle de l’imagination. Ensuite, il y a l’histoire d’une quadragénaire, une urbaine sans nom, qui avoue : « je ne me sens pas très en accord avec le fait d’exister ». Une écorchée vive que « la vie [a] délaissée », qui veut s’enrocher (devenir un caillou) pour ne plus souffrir. Qui livre un témoignage bouleversant sur la solitude en terres infertiles, citadines. Qui aurait dû finir aphone. Mais qui parlera à son voisin suicidaire, ainsi qu’à sa voisine éléphantesque, ainsi qu’à un client d’un bar où elle travaille et qui la laissera « toute nue dans le noir », ainsi qu’à sa mère qui attend un « signe de vie » de sa part, ainsi qu’à un écueil qui lui répond « en déclamant du Molière », ainsi qu’à un sanglier, ainsi qu’à un buveur romantique et Corse qui la surnomme « sac à foutre », etc. Qui chantera même Opium« tard la nuit » en buvant de l’eau-de-vie quand elle tiendra un bar ou juchée sur le dos d’un jeune homme sur le chemin qui mène au projet de sa vie : sa sculpture impossible. Qui collectionne aussi des pierres qui sont les éclats imaginaires détachés de sa sculpture inachevée. Elle oubliera de s’épanouir dans la recherche du bonheur qu’impose la société. Résolue à façonner son « portrait de granit », entamé par son voisin M. Bernard : « je voyais bien qu’il me faisait », « il cherchait l’abîme et le secret au fond de l’abîme ». Elle heurtera la surface du caillou qu’elle n’entamera jamais car rien ne peut singer sa nature d’Homme qui ne voulait pas être un Homme. Elle fait preuve d’autodérision à s’encombrer de sa propre masse, à devenir soi-même ici-bas : « Je finirai bien un jour ou l’autre par être enchantée de faire ma connaissance. » Souvenons-nous grâce à Éric Chevillard que : « L’insociable n’est pas le misanthrope que l’on croit. S’il fuit ses semblables, c’est qu’il ne se supporte pas lui-même en leur compagnie, lesté soudain de tout le poids de sa présence au monde, obligé de répondre de son corps, de son apparence, de faire la démonstration de son existence. C’est cette tension de tous ses nerfs et de sa conscience dédoublée qu’il préfère s’épargner en demeurant seul sur son nuage. » D’où elle n’aurait jamais dû descendre en retardant indéfiniment sa Chute dans le temps — cette malédiction : « je n’ai jamais demandé à l’Homme de venir au monde » confie-t-elle en proie à « une mélancolie sans borne » qu’elle perçoit dans une statue en bronze, nostalgique de l’innocence originelle. Elle soupçonne que « [sa] solitude est l’hérédité de l’Homme » et qu’elle est due à l’aventure de la conscience. Elle fera la preuve qu’elle n’est pas « une ruine d’Homme » : « Un jour, je me transformerai pareil et deviendrai l’égale de l’Homme ». Elle nous transmettra l’art de vieillir : son ambition.
elle nous démontrera ce que c’est qu’être un romancier, à partir de quel matériaux fabrique-t-on une fiction
Ce que c’est qu’être un romancier
Parce que les choses doivent s’accomplir pour faire une vie d’Homme, il y a « les choses à peu près » et « les choses telles qu’elles sont ». Sigolène Vinson nous racontera « comment les choses se sont faites » imaginairement puis exactement : elle nous démontrera ce que c’est qu’être un romancier, à partir de quel matériaux fabrique-t-on une fiction et comment se donner de l’importance quand on n’est seulement qu’un humain et pas un caillou, un rocher sur la mer au couchant. Nous lirons les mémoires d’une romancière qui seront devenues par enchantement les mémoires d’une sculptrice et nous découvrirons comment le vrai peut se distordre et comment le réel peut bifurquer. On progresse dans la lecture comme on cheminerait dans le maquis sur un sentier odorant que n’empruntent que les sangliers qui ne sont pas en bronze mais faits de chair, de sang et de sauvagerie. Semblablement à l’imaginaire de l’auteure, qui ne se laisse pas apprivoiser. Aphone, elle prendra le maquis des mots pour « devenir un caillou » et explorer « l’univers des possibles »« pour ne jamais [se] désennuyer ». Elle emploiera l’autodérision qui l’aidera dans l’évocation de la réalité qui est semblable à une matière première qu’on sculpte pour tenir, pour garder une forme ou en prendre une autre — une nouvelle. Dans un même souffle rythmique et créateur, sur la même page, s’enchaînent les événements du présent et ceux du passé. Le lecteur, que nous sommes, devient le témoin du discours dynamique, intime et sarcastique de la narratrice qui fait de lui son confident. Nous pouvons aisément imaginer l’auteure en vigie sur sa table d’écriture pour contempler sa propre incomplétude et réaliser une œuvre littéraire mélancolique, pudique mais imprégnée d’humour, aux senteurs humaines, dont la minéralité nous abreuve. Nous comprenons que l’entremêlement entre le présent et le passé, l’emboîtement des histoires réelles ou inventées sont une tentative de réappropriation du passé par son exploration au présent afin que les faits coïncident et prennent du sens. Sachons nous souvenir de l’affirmation chateaubriandesque selon laquelle les chimères sont inoubliables. L’être qui s’évertue à donner vie à sa sculpture est constitué par ses chimères qui agissent pareillement aux organismes qui peuplent le caillou en l’animant.
La révolte métaphysique aura bien lieu
Elle s’ajoutera en tant qu’un organisme cherchant à s’abriter à l’intérieur du rocher. Son « acte de création » est un acte de « foi minérale » protégeant sa nudité fondamentale, car elle se sent « aussi vulgaire que la cellule originelle » — superflue. La révolte métaphysique aura bien lieu : la lassitude, le rêve d’« autre chose », « l’absolu toujours déçu », le tourment, la prise de conscience de la finitude, le désœuvrement, les remords, etc ; tous les maux de l’espoir laisseront place au répit, au lâcher-prise. Le caillou se fissurera pour qu’elle puisse s’y enrocher — nue. Quelle adhésion au monde plus parfaite que l’enrochement ? Nous voudrions nous enrocher nous aussi dans le livre Le Caillou de Sigolène Vinson, n’être plus que son histoire, n’en plus sortir.
« — Les cailloux ne se laissent pas apprivoiser
ils nous regarderont jusqu’à la fin
d’un œil calme très clair » « Le caillou » (Zbigniew Herbert, Étude de l’objet, © Le Bruit du temps, 2015)
• Le Caillou de Sigolène Vinson, © Le Tripode, 200 pages, 17 €, mai 2015
• Toute l’équipe de Zone Critique tient à rendre hommage aux victimes de l’attentat de Charlie Hebdo et à ses survivantes et survivants.
Estelle Ogier