Avec son premier long-métrage, couronné par le prix de la critique internationale à Cannes, le réalisateur chilien Felipe Gálvez revient sur l’histoire occultée du peuple des Selk’nam, massacrés au début du xxe siècle sur la terre de feu. S’adossant aux codes du western, il raconte la naissance d’une nation dans un monde féroce, violent et sans pitié. 

Le film s’ouvre sur une phrase de Thomas More, l’écrivain d’Utopia : « Vos troupeaux, dit-on, sont maintenant si voraces et sauvages qu’ils dévorent même les hommes. » Inquiétante, cette phrase l’est tout autant que le prologue qui suit. On y voit des silhouettes qui s’escriment à couper du bois dans une nature apocalyptique. L’un d’eux se tranche le bras par accident. Jugé désormais inutile, il est exécuté sans ménagement. Cette scène, observée par un jeune homme métis, Segundo (le ténébreux Camilo Arancibia), annonce la couleur : sur cette terre, la vie humaine ne vaut pas grand-chose et, nous le découvrirons rapidement, celle des indiens autochtones ne vaut rien du tout. En effet, après cette partie inaugurale, Segundo est embarqué dans une mission commandée par un propriétaire véreux, José Menéndez (Alfred Castro), auprès d’un officier anglais, McLeannan (Mark Stanley) et d’un mercenaire texan violent (Benjamìn Westfall). Ce trio mal assorti parcourt dès lors les plaines de cette terre reculée pour chasser le peuple Selk’nam de son territoire et ouvrir une voie vers l’Atlantique. Sur leur route, ils rencontrent et se confrontent à toutes sortes d’individus : des soldats argentins, des colons, des aventuriers et, bien entendu, des indigènes. 

Felipe Gálvez pose sur la terre de feu, objet de toutes les convoitises, un regard fasciné. Servi par une photographie particulièrement léchée (signée Simone d’Arcangelo, qui avait également capturé la beauté de cette région dans La Légende du Roi Crabe (2021) d’Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis), il filme ces terres vallonnées attentif à leurs mystères et leurs merveilles. En opposition à cette nature sublimée, les turpitudes du trio apparaissent dans toute leur horreur. Le réalisateur n’épargne au spectateur aucun détail sur la violence qui caractérise nos colons : viol, assassinats, démembrement… Il se fait un devoir de rendre compte de la brutalité des colons envers les populations locales, afin de restaurer par l’image la mémoire collective chilienne d’un épisode passé habituellement sous silence. 

Dead men

Pour s’acquitter de ce devoir de mémoire, le réalisateur recycle les codes du western. Mais, là où certains réalisateurs choisissent de les détourner avec brio et poésie (nous pourrions citer en vrac First Cow (2021) de Kelly Reichardt, The Power of the Dog (2021) de Jane Campion ou même Dead Man (1995) de Jim Jarmusch, parmi tant d’autres), Felipe Gàlvez les réutilise de manière plus classique, au risque de ressusciter certains poncifs : rivalité entre les deux militaires, mépris absolu pour le jeune homme métis, mercenaire sanguinaire infidèle à ceux qu’il accompagne, commandant rougeaud et criard… 

Le réalisateur n’épargne au spectateur aucun détail sur la violence qui caractérise nos colons

Après une ellipse de sept ans, la seconde partie du film – bien plus courte, comme une sorte d’épilogue – se concentre sur l’itinéraire d’un émissaire du gouvernement à la recherche de Segundo, qui a survécu à sa première aventure. Devant une caméra, l’envoyé du gouvernement l’invite à raconter son histoire et à jouer dans une sorte de documentaire, avec sa femme, Kiepja, issue de la tribu des Selk’nam massacrée. Cette scène finale constitue peut-être la plus aboutie du film : alors que jusque-là, notre regard se situait essentiellement du côté des colons, il glisse ici du côté de la jeune femme. La violence n’est plus exhibée, mais intériorisée. Segundo, significativement mutique jusque-là, prend la parole pour raconter un des massacres des Selk’nam auquel il a participé malgré lui. Durant ce récit, le réalisateur cadre le visage de Kiepja qui se durcit progressivement. Cette bascule de points de vue apporte une respiration salutaire au film : le visage fermé de la jeune femme traduit presque plus de souffrance que certains plans démonstratifs. 

Cette mise en abyme est aussi un moyen pour le réalisateur d’évoquer la part du cinéma dans la fabrique de la fiction et en un sens, de l’Histoire, qu’il compte bien, avec ce film, faire dérailler.

  • Les Colons, au cinéma le 20 décembre 2023, réalisé par Felipe Gálvez, avec Camilo Arancibia, Alfred Castro et Mark Stanley.