Au programme du festival Impatience, La Théorie, par la compagnie Lou Pantail, dévoile, par une écriture efficace, une mise en scène sobre et une interprétation fine, les mécanismes sociaux à l’œuvre derrière les mécanismes psychologiques de formation des théories du complot. Prenant pour cadre l’école comme espace où la vérité devient sujette à discussion, la pièce dépasse la simple illustration pour lui substituer une exploration des violences agissantes dans les discours et institutions.
Comment une société peut-elle en arriver à un conflit de réalité, dans lequel s’opposent deux interprétations opposées des mêmes faits ? C’est cette interrogation, épineuse au possible et furieusement actuelle, que s’applique à décortiquer avec brio La Théorie, pièce de Marie Yan mise en scène par Valentine Caille, au programme du Festival Impatience ce mois de décembre. Loin des milieux complotistes, à la fois hors-champ assumé et horizon de son propos, La Théorie situe son action en milieu scolaire, comme le signale en fond de scène, subtilement, un grand tableau noir couvert de poussière de craie qui déploie son ombre imposante sur le plateau, sous les néons blafards. Plus précisément, c’est dans un lycée de banlieue, lieu de friction du savoir étatique et de la réalité sociale, que nous nous trouvons – et, par la disposition naturelle de la salle de théâtre, dans la position des élèves, assis en rang à recevoir l’information qu’on nous transmet. Ce lycée devient au fil de l’intrigue le théâtre d’un affrontement entre Alex, adolescente en manque de repères (Lena Garrel), et sa professeur d’histoire (Laure Wolf), conflit nourri par un enchaînement d’événements mettant également en jeu un surveillant manipulateur (Guillaume Verdier) et le meilleur ami d’Alex (Jordan Sajous). Entre eux, un espace d’ombres où rien ne semble fixe et concret : l’enjeu est bien de s’accorder dans un monde qui résiste à toute interprétation univoque.
De la théorie du complot à la violence sociale
Ce qui est mis en jeu, en cause et en question, ce sont véritablement les rapports sociaux et politiques, révélés dans toute leur violence.
D’un point de vue psychologique, nous pourrions voir La Théorie comme la tragédie de la nouvelle ère complotiste, une parfaite illustration des mécanismes de basculement d’un individu dans une pensée conspirationniste, sceptique de toutes les explications rationnelles, et qui se nourrit sans cesse de sa propre réfutation. En ce sens, la démonstration est implacable, alors que l’engrenage des discours et arguments provoque inévitablement l’enfermement toujours plus total d’Alex dans une contre-réalité perçue comme seule vérité – entêtement qui n’a d’égal que la dureté de la posture de sa professeur, installée dans son bon droit, mais tremblante d’impuissance alors que lui échappe le contrôle sur le récit des faits, jusqu’à la déflagration finale. S’en tenir à cette seule analyse psychologique serait faire injure à la qualité de la pièce, qui dépasse le simple cadre individuel : ce qui est mis en jeu, en cause et en question, ce sont véritablement les rapports sociaux et politiques, forces cachées rendues visibles qui dominent les corps et les paroles des personnages. Ce sont ces mécanismes-là qui enclenchent l’engrenage, et La Théorie, plus brechtienne qu’elle n’en a l’air, les révèle dans toute leur violence.
Ainsi, la question de la subjectivité des perceptions du réel apparaît comme celle, bien plus complexe, du contexte de la transmission du savoir dans le cadre de l’institution scolaire : la professeur d’histoire incarne cette prétention à l’objectivité et cette performance de l’autorité qui ne provoquent que l’aliénation de celles et ceux qu’elle est censée accompagner. Dans le discours dominant ici (de par sa position dans la salle de classe comme dans la société), tenu par la professeur, la réussite ne dépend que de la volonté personnelle et la valeur d’un individu se mesure à son statut social, obsession d’une conception entrepreneuriale de la vie, subtile dénonciation de la start-upisation de l’Etat. Dans le lycée de banlieue, le pouvoir direct du prof sur l’élève se double du rapport de classe (sociale), et d’un rapport à la connaissance instituée : l’un est le représentant aisé d’un savoir officiel, l’autre doit naviguer dans une réalité matérielle où il lui semble que ce qu’on lui enseigne à l’école est totalement inutile.
On comprend alors comment, au vu de ce décalage des discours et des expériences, la réalité peut finir par être perçue comme « un réseau d’éléments tantôt en ta faveur et tantôt contre toi ». Face aux règles de l’institution et à sa vision compétitive du monde, l’individu pris dans des rapports de force a-t-il d’autre choix que de s’inventer un contre-récit pour justifier sa légitimité à ne pas entrer dans le moule, à ne pas se plier à une autorité arbitraire ? « Nous sommes impuissants, non pas parce que nous sommes stupides, mais parce qu’ils sont organisés », affirme un personnage : signe de l’écriture redoutablement intelligente de la pièce, en ce sens que, de là où on entend cette phrase, on peut la percevoir indifféremment comme une exclamation complotiste ou une vision particulièrement lucide de la réalité du monde.
Le combat comme mode d’existence
La société porte en elle ce qui la fissure.
Le conflit de réalité se montre ainsi non comme le produit d’éléments perturbateurs extérieurs, réactionnaires ou rétrogrades, qui viennent dérégler le bon fonctionnement de la société démocratique occidentale, mais comme la résultante de structures constitutives de cette société même : les rapports d’oppression et de domination non encore déconstruits, les réseaux métamorphes et non démantelés de la violence sociale. La société porte ainsi en elle ce qui la fissure. Là où se rejoignent néanmoins les deux positions, c’est dans leur appréhension commune du rapport à la réalité comme d’un combat à mener : combat pour la réussite et la raison dans un monde chaotique d’une part, combat pour l’existence contre des forces organisées d’autre part. Tous les personnages se débattent contre des ennemis invisibles, et l’interprétation des faits comme la manipulation des images sont des manières d’être acteurs de leur propre existence.
Servie par la mise en scène quasi-cinématographique de Valentine Caille, la pièce de Marie Yan ne se contente pas de disséquer les mécanismes de la pensée complotiste, elle nous place face aux gouffres impensés de notre idéal d’égalité démocratique et d’émancipation par l’éducation. Théâtralement, la proposition de la compagnie Lou Pantail n’en fait pas trop : les présences des comédiens et comédiennes, dans la vulnérabilité de leurs corps, l’affirmation de leurs positions et l’entrelacement de leurs discours, devant le grand tableau fissuré de l’école républicaine, suffisent à tenir le fil de notre attention et à nous plonger dans une réflexion politique nécessaire, sans didactisme ni univocité. De même que l’intérêt de toute théorie du complot ne réside pas tant dans l’interprétation distordue, grossière et au final fausse qu’elle propose de la réalité que dans ce qu’elle révèle de la perception des rapports sociaux par celleux qui y adhèrent, de même toute la justesse de La Théorie ne se trouve pas tant dans l’engrenage sans issue que sa dramaturgie déploie, que dans cette fragilité intrinsèque de chacun.e aux prises avec un monde régi par de puissantes forces systémiques, dans la mise au jour des failles des institutions, et dans la façon qu’elle a de nous faire entendre comment la réalité est sans cesse faite et défaite par les discours qui la constituent.
- La Théorie, de Marie Yan, mise en scène par Valentine Caille, à voir aux Plateaux Sauvages dans le cadre du festival Impatience, les 15 et 16 décembre, à 18h30 et 21h30.