Trop peu connue, Laure (Colette Peignot) est morte en 1939, aura traversé le premier XXe siècle avec une rage au ventre et une soif expérientielle implacables. Ses textes, dont la dernière édition des Ecrits complets a été publiée aux éditions Les Cahiers en 2020, témoignent d’une écriture d’une rare puissance, d’une rare beauté, dans l’authenticité même du geste.
Dans les Sept passages de la vie d’une femme, Jacqueline Risset a ses mots qui parlent de toi, Laure, Colette Peignot, Claude Araxe, corps éparpillé d’une femme indicible autrement que par la fugacité de sa présence
« – c’est l’élan qu’elle veut
– élan qui la supprime
voix qui croit
être née de rien
de ce que tu diras là de ce corps à toi,
dont personne d’autre ne pourrait parler – car on aurait bien trop longtemps parlé de toi pour toi.
Pour le bonheur de ces hommes, Leiris, Bataille, Bernier, ton neveu, d’autres, pour le malheur de certains, ton frère en tête.
En 1938, quand tu as rejoint cette tombe près de laquelle tu as si longtemps marché, ton corps rendu à la promesse de ces hommes
et toi Laure, pourtant, les hommes
Mais toi Laure, encorps, si là
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Combien d’effroi l’homme qui pose sa main sur ton corps
corps de jeune fille fragile, épuisée, et ce souffle terrible, longtemps. Tuberculose – mais qu’est-ce après tout
face à l’effroi
combien d’effroi quand ce directeur de conscience, invité à la table de la maison par ta mère, s’accapare ta chair, la dévore comme un rien
jouit de toi, malgré toi
combien d’effroi Laure dans l’histoire quand si tôt déjà notre corps nous échappe
la violence de la main inconnue qui fait effraction sur notre peau
De ces rues où l’homme demeure immobile.»
Dans cette Histoire d’une petite fille que longtemps on n’aura voulu lire
trois fois chienne / encorps Laure, c’est toujours oser vouloir
« Lui qui n’avait pas bougé, mais son sexe maintenant brillait dans la nuit et il le maintenait et l’agitait de droite à gauche, de gauche à droite, d’abord nonchalamment. Elle s’approcha : alors, lui, de sa main libre, la gifla, en l’envoyant rouler sur le pavé de la chaussée. Comme elle se relevait, il lui cracha au visage au visage en lui commandant de rester où elle était. « ça te va si bien cet encadrement de boue et de crottin, continue, roule-toi bien. » Il était au-dessus d’elle, tout droit, très haut, son sexe brillait dans un rais de lumière »
Quand on pense qu’elle aura même passé sous silence le suicide de la bonne. Mais après tout, quoi la bonne ?
Au Cour Desir, tu aiguises la vivacité de ton œil contraire, la soif d’autre chose, tu pressens combien tu n’es pas à ta place, et tu la trouveras pas / et je voudrais croire que le poète parle de toi qui dit
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
Bascule en toi la haine, le mépris pour le silence et le simulacre bourgeois, pour ces mères qui ne disent rien. Bascule en toi la violence contre le monde qui enlise, étouffe, tait et tue
Dont tu feras une force pour tes textes
des éclats d’écriture, des gestes éparpillés – qui nous contamine, et d’une si grande beauté, parce qu’ils disent l’authentique effroi qui te ronge
le corps encorps de tes textes, qui aura lui aussi si longtemps lutté pour parvenir jusqu’à nous,
dépossédée encorps si longtemps Laure, de ces textes que tu auras confiés à l’amitié de certains / là où tu surgis, c’est toujours un renversement
∞
Tu es morte Laure, et en avril 1976, dans les Nouvelles Littéraires, Karine Berriot dit l’effroi que tu n’en finisses plus de mourir,
paix interdite encorps brûlant
1976, te rends-tu compte, Laure ?
« Il est grand temps d’arracher enfin son nom à l’anonymat, et ses écrits au silence, depuis presque quarante ans que Laure est morte et qu’on a enterré, avec sa jeunesse, des mots purs et durs d’un cristal fait pour exister contre le temps. »
Car oui, de ce corps en terre tu éprouvé déchiré Laure c’est la mort même de ton geste avec, encorps ton geste
et qui lira aujourd’hui l’élan de tes mots, la puissance politique de ces textes aussi qui disent encorps notre temps et n’en finissent plus de ne pas assez résonner en nous-mêmes
comprendra combien faire corps avec toi c’est continuer à exister contre le temps, contre le mensonge de la parole détournée
sur la lame brûlante de l’authentique
Tu as brûlé vive Laure, une ruine avec la chaleur d’un corps aimé
Encorps Laure frottée au désir, l’érotisme et la brutalité qui te dévorent comme l’expérience même de la perte.
1925 ou Jean Bernier mais quel chaos. Tu es délaissée et pourtant, tu n’es pas seule quand tu pars te réfugier dans le sud
dans ton ventre grandit ce qu’étouffera une tentative de suicide, contre encorps le corps. Déjà en finir, Laure, toujours en finir Laure
A Leysin, où tu séjournes un temps, c’est Trautner et la jouissance d’avilissement, l’encorps réduit à son plus pur masochisme. Georges en raconte des tartines, laisse, colliers ou fouet, mais qu’importe ? Qu’importe ce qu’il dit quand tu joues du corps la destruction, toujours
Je dis Laure la ruine en toi répond au monde
ton corps Laure dans la haine de soi comme un étourdissement interminé ; et mourir de ne pas mourir
En Russie c’est Pilniak, et le rêve, alors de l’idéal communiste, mais tu rentreras épuisée, si faible et fragile, sans le sous. La vie dissolue que tu mènes avec Souvarine te rapproche si souvent de la folie mais après tout, sus à la discursivité bourgeoise qui t’étouffe / Regarde cette liberté et cette soif qui te soulèvent
Partout nulle part tu demeures chez toi, car rien ne fait corps, Laure. La démence te mène vers le docteur Weil, père de Simone. Au même moment, Georges en fait un personnage de son Bleu du ciel et sans doute te rêve en Dorothea d’un bouge londonien – tu t’installes chez lui l’été 1935 – tout porte ta marque Laure – où rien ne s’apaise, pour c’est là que tu prends ce nom, Laure, de Laure, aucune Peignot, hasta luego Claude Araxe : Laure encorps, pierre précise comme le dira Leiris, 20 ans après, dans Fourbis : « émeraude médiévale alliant à son incandescence un peu chatte une suavité vaguement paroissiale de bâton d’angélique ». Et la Laure sadienne, avant même que Maurine Heine ne vous emmène visiter la sépulture du Marquis, en décembre 1937. On dit que quelque chose s’est rompu en nouveau en toi ce jour-là. Et c’est toujours l’abîme, Laure, où se tenir encorps brasier
« Le soir où nous rentrâmes, Laure rêvait d’entraîner Zette et Leiris dans la voie qui nous plaisait. […] Mais à peine rentrée Laure ressentit la première attaque du mal qui la tue : elle avait une forte fièvre et s’alita sans savoir qu’elle ne devait plus se lever. »
Tu as cherché dans la fougue et la perte une possible réconciliation
Le mot même qui creuse sans fin le gouffre en toi, ce corps qui se détruit à trouver dans la dislocation la réalité même de son intuition / Rien d’un paradoxe Laure dans le besoin d’une violence matérielle
palpable
concrète
qui répondrait enfin parfaitement / coïncidence pure en soi / à cette impossible image et cette impossible intuition que tu as
toi-même de toi-même
Corps encorps en partage dans son abandon le plus terrible et le plus beau, car il dit ces mots à venir, ces mots advenus il dit pour toi l’écriture confisquée, il incarne la danse de ta vie
émeraude encorps, archangélique dira le poème / même un recueil a pour titre / et putain
Je dis Tu es la sainte pute qui poudre ses joues coupable de demeurer
Et que répondre à ces regards qui s’épuisent à te consumer ?
« Archange ou putain
Je veux bien
Tous les rôles
me prêtés
La vie jamais reconnue
La vie simple
que je cherche
Elle gît
tout au fond de moi
leur péché a tué
toute pureté »
jamais reconnue la vie encorps, l’être au monde qui danse sans se rencontrer /encorps Laure la danse au monde de ta présence si belle et fragile, ancrée pourtant dans la terre même d’une force essoufflée que tu n’auras pas vue
∞
A Georges Bataille tu écris, 1934 ? 1935 ?
« Je suis encore comme une chienne aujourd’hui –
Chauffeur – Allez n’importe où : « à la fournaise, à la voirie, au bordel, à l’abattoir ». Il faut que je sois brûlée écartelée couverte d’ordures et que je sente tous les foutres, que je te répugne bien – et puis après ——————— m’endormir sur ton épaule –
ma vie elle ne sera jamais là où tu crois la trouver – tant pis pour moi »