Alors que La Sorbonne a consacré une journée à Tolstoï au début du mois, et que le cinéma Le Balzac vient de présenter une rétrospective intégrale de Guerre et Paix dans le cadre du Festival du film russe, Zone Critique vous propose une lecture de sa nouvelle Le Diable : en effet, si l’écrivain russe est aujourd’hui célébré pour son épopée fataliste et antinapoléonienne, cette nouvelle propose une écriture plus personnelle, sur la question du « mal » : mais, pour l’auteur, celui-ci n’est peut-être pas tant péché du corps que déviance intellectuelle.
Les premiers mots viennent de Matthieu, V. L’épigraphe présente ainsi le dilemme du héros, Eugène Irténiev, dont la « géhenne » est celle d’un homme qui croit succomber physiquement, alors que l’origine du péché est peut-être d’avantage spirituel.Tolstoï montre en effet à première vue l’histoire commune de l’adultère moral d’Eugène Irténiev, éternel célibataire dans une campagne russe pleine de tentations. Il place Irténiev entre l’esprit, la pureté, la légèreté que fait transparaître Lise, l’épouse d’Irténiev, et la fougue, la vigueur, c’est-à-dire en réalité la vie, de Stépanida, son ancienne maîtresse ; topos religieux du combat entre la chair et l’esprit, dont l’absence d’issue mène alors au suicide.
Mais Tolstoï est bien loin de Pascal, et le rituel religieux semble banni du Diable – plus généralement de l’œuvre toute entière de Tolstoï – si ce n’est pour en faire la critique. Il faut alors aller plus loin pour percevoir toute la complexité d’une œuvre non pas de catéchisme, mais de fragilité.
L’agonie d’un temps
La folle tentatrice, l’Eve russe que présente Tolstoï en Stépanida, symbolise tout d’abord un passé heureux pour Irténiev, celui d’un célibat de jouissance dans les ronces. A cela s’oppose le factice de Lise, illusion illusionnée (la jeune fille amourachée ayant laissé place à la femme éplorée), qui ne représente peut-être que les restes d’un mal du siècle romantique qui laisse ses dernières traces. Stépanida serait-elle donc le passé ? Ou plutôt le futur ? Le rouge de sa robe se fait image obnubilante du communisme à venir et de son « dimanche rouge » de 1905, mais aussi du sang, cette fois tirant vers le noir, qui jaillit de l’ultime blessure d’Irténiev. Texte posthume publié en 1911, un an après la mort de Tolstoï, Le Diable semble en effet tendre vers une analogie politique à la fois prophétique et effrayée.
De la même façon, Tolstoï livre une critique de la jeunesse et de son conservatisme. Cette dernière n’aurait que le passé pour modèle, trop « pressée » d’aller vers l’avenir. Le suprême échec d’Irténiev est ainsi de confondre le révolu, monde idéalisé de son grand-père, et sa réalisation, ou révolution, au futur proche, qui ne serait que réincarnation de ce même révolu. Ainsi, la situation s’apaise uniquement lors du cours passage de l’accouchement d’Elise en Crimée, terre qui devient un locus amoenus nourri au Léthé, Irténiev croyant le passé comme effacé.
Simple défaillance ? Espoir transcendant ? D’avantage celui du lecteur peut-être. Tout au long du récit, Irténiev se montre en homme qui pense, imagine, croit. Mais il n’agit pas : il néglige le temps et trahit par l’esprit.
Le mal est dans le fruit
Irténiev apparaît dans le récit comme un homme brillant et de raison, doué de toutes les qualités. Or dans ce portrait idéal, la myopie du héros semble former comme une tâche originelle. Irténiev en devient un homme terriblement imparfait, alors que la métaphore de la vue troublée (tare physique autant qu’intellectuelle puisqu’elle impacte la vision) trahie irrévocablement son manque de clairvoyance et de manière générale l’obscurité qui entoure ses pensées, protégées par le minuscule lorgnon qu’il porte au bout du nez. De ces mêmes yeux malades, Irténiev cherche alors les femmes. Ils les épient avant de les dévorer, comme il fera avec Stépanida. Et le ton détaché de Tolstoï n’est plus qu’un leurre. Irténiev multiplie les contradictions, premiers signes de son mal-être.
L’écriture de Tolstoï et ses sous-entendus participent à l’instauration de l’atmosphère moite qui semble monter de la sucrière, et qui mène vers le seul véritable péché physique que commet Irténiev
L’écriture de Tolstoï et ses sous-entendus participent à l’instauration de l’atmosphère moite qui semble monter de la sucrière, et qui mène vers le seul véritable péché physique que commet Irténiev : le suicide. En se tirant une balle dans la tête, Irténiev met en réalité fin à l’origine spatiale de ces mêmes souffrances, l’esprit.
Or l’acte qu’évoque Irténiev, s’il veut éliminer l’objet de ces mêmes souffrances, est bien de supprimer l’une ou l’autre de ses deux femmes. Le héros serait donc meurtrier avant d’être suicidaire ?
La petite mort de l’auteur
Dès le début du récit, Tolstoï montre un personnage sujet à un malaise, qu’il dit lié à l’abstinence, qui se rapproche peu à peu de la folie, dans un manque qui s’avère handicapant et pour lequel Stépanida agit comme un cataplasme, avant d’apparaître comme un mal à éradiquer. Mais Irténiev s’enfonce seul. Il fait ses choix selon ce qui se fait ou ce qu’il pense qui se fait. L’homme est face à lui-même. Il provoque ses démons, tout en observant (observation qui relève de la contemplation) ses propres actions. Irténiev est alors bon quand il ne pense pas.
Libéré, l’homme ne se retrouve que face à ce fameux Diable. Peut-être alors le même diable que celui que retrouve le Soldat de Stravinsky, contemporain de Tolstoï, qui lui vend son âme contre l’avenir. Si l’homme de Tolstoï a peur du mal, il ne sait pas encore qu’il est en lui-même. Irténiev se débat en effet contre des tentations qu’il croit extérieures, sans saisir le véritable danger. Si Tolstoï met autant l’accent sur ce qui est convenable, ce qui se « fait », c’est que négativement c’est justement l’absence de toute moralité qui est criante, à travers les couleurs, les paroles et les gestes comme autant de marques d’une vulgarité. Irténiev n’est pas le dandy éponyme d’Eugène Onéguine. Irténiev se veut vertueux, mais il ne l’est pas. Il sent l’échec arriver, il lui préfère une première brulure. Insuffisante.
Et Irténiev se vautre dans le mal.
La conclusion de Tolstoï a alors de quoi surprendre. Tous les hommes seraient « malades d’esprit », et en particulier ceux qui disent des autres qu’ils sont malades. Le Diable serait ainsi un apologue à la manière des contes russes.
Mais peut-être s’agit-il alors d’avantage de s’intéresser à ce jeu de miroir que proposent les dernières lignes du texte. Tolstoï est celui qui a parlé, celui qui a montré l’homme en proie à ses vices, Irténiev, l’homme malade. Serait-il ainsi l’initiateur du mal, le mal lui-même ? Une pointe d’humour, ou peut-être plutôt un message de terreur pour celui qui mourra dans une gare, échappé de son domaine d’Iasnaïa Poliana, devenu pour lui « maison de fous ».
* L’Histoire du soldat, Igor Stravisky
Eugène Onéguine, Alexandre Pouchkine
* Tolstoï est mort, Vladimir Pozner
Journal intime 1862-1910, Sofia Tolstoï
Claire Massy-Paoli