Zone Critique vous présente un nouvel article en provenance du blog L’engouement de la puce, qui se propose de revenir sur les soirées littéraires et artistiques organisées par l’écrivain, éditeur et érudit Eric Poindron chaque jeudi, “L’atelier des mots, des pas et des curiosités” . Francophile accompli, Lambert Schlechter vient à l’atelier des curiosités en ami, en esthète, en fin lettré. Réunis sous Le Fracas des nuages (Le Castor Astral, 2013), les derniers fragments du poète luxembourgeois sont les plus fidèles témoins de son écriture compulsive, obsessionnelle.
« Beaucoup d’auteurs se sont efforcés à nous expliquer l’art de bien mourir. Et si on tentait l’art de bien vivre ? » Cette déclaration devient pari dans la bouche de Lambert Schlechter.
Il faut dire que cet ancien professeur de philosophie s’initie très tôt à cette démarche en même temps qu’à la langue française. Il étonne d’ailleurs son auditoire en déclarant avoir voulu écrire en français dès seize ans : « Le Luxembourg est une littérature de trois ou quatre langues. L’idée était de faire mes gammes, de conquérir cette langue. Je n’ai pas eu celle-ci dans le berceau. J’ai rempli des cahiers et des cahiers de français pleins de fautes. » Des cahiers noircis à l’encre de ses inspirations, dont certaines marquent son esprit, le forgent, comme le reconnaît le poète : « Mon grand saint patron c’est Montaigne. Je l’ai découvert par l’entremise d’un prof’ qui avait eu ce culot de nous confronter à cet auteur. Ce professeur nous fit également connaître d’autres auteurs par le Lagarde et Michard, mais Montaigne fut une révélation : ce jeu, cette façon de manier la langue et ses lectures… » À Éric Poindron d’ajouter : « Choper un écrivain, c’est choper un pote. »
Des amis, Lambert Schlechter s’en est trouvé beaucoup à travers les âges. Bibliophile avide et lettré insatiable, le poète propulse le Satyricon au rang de plus grand roman d’avant le IVe siècle et tient Les Géorgiques de Virgile en haute estime : « Je me trimballe tout le temps dans les classiques. Je lis Lucien, Sénèque. Ils ont plus de choses à dire que les éphémères de la rentrée littéraire. Même si quelques uns ont quand même des phrases intéressantes à écrire […] Je lis Goethe ou Lichtenberg – à l’écriture morcelée, fragmentée – mais aussi Leopardi, qui passe de la philologie à la littérature, puis à la philosophie. À quatorze ans je lisais Schopenhauer en ne comprenant pas 80 %, presque sans rien comprendre en fait ».
« Je suis né en 1941, je n’ai rien vécu de mauvais. Mais à l’adolescence, j’ai découvert que pendant que je prenais le biberon, c’était la Shoah à la mitraillette en Biélorussie. »
De ces multiples références classiques naît une poésie pantagruélique, qui englobe le tout du monde, dont Le Fracas des nuages– création finale d’un triptyque intitulé Le Murmure du monde – est une illustration éloquente.Publié dans la collection « Curiosa & cætera » du Castor Astral, ce recueil se nourrit de lui-même comme l’explique l’invité: « Il y a dans ce livre trente thématiques différentes, que je tresse et mets à la suite. Des fils conducteurs existent néanmoins. Il y a des hantises fondamentales ; ça va des plus belles filles du monde aux cauchemars d’Auschwitz, du Rwanda… Je suis né en 1941, je n’ai rien vécu de mauvais. Mais à l’adolescence, j’ai découvert que pendant que je prenais le biberon, c’était la Shoah à la mitraillette en Biélorussie. » Des crimes, des dilemmes moraux, de la culpabilité à rebours peuplent l’ouvrage. Autant de drames contrebalancés par l’affirmation de la beauté du monde, des femmes ou de la rose trémière, que Lambert Schlechter célèbre à loisir : « Puisque c’est ouvert de toute part, j’espère amener le lecteur dans mon livre. Je pense que si la beauté n’est pas vécue dans la peur, elle n’est pas. On a tout ce désordre. Le passé doit continuer à irradier. C’est mieux si c’est le présent. Je garde sans cesse cette phrase à l’esprit : “Vous n’écrivez pas encore assez mal.” Le Fracas des nuages représente une année d’écriture. Mais j’ai aussi trois cents poèmes en neuvains. C’est une musique dans ma tête. »
« La poésie, c’est nos artères qui gonflent, notre cœur qui bat, notre sexe qui monte. »
L’assemblée conclue l’entretien par une question naïve mais si essentielle pourtant : qu’est-ce que la poésie M. Schlechter ? « La poésie ? La poésie, c’est nos artères qui gonflent, notre cœur qui bat, notre sexe qui monte. Le haïku est un bon exemple : pour nous européens, ces dix-sept syllabes, c’est de la connerie, c’est incompréhensible. Tandis que pour les asiatiques… » À Éric Poindron d’ajouter cette déclaration d’amour en guise de manifeste : « C’est pas un truc de peigne-cul la poésie. »
Lambert Schlechter a éclairé l’atelier des curiosités de toute sa verve, de son regard sur le monde et sa façon de le capturer. Celui qui se reconnaît être « un peu de la famille de Verhaegen » ne pratique pas l’érudition par loisir de collectionneur, n’est pas bibliophile par unique passion des reliures. Quand il est à son bureau, dans sa campagne nichée au cœur des Ardennes luxembourgeoises, occupé à composer un neuvain dont seul son esprit a le secret, j’aime à penser que Lambert Schlechter tourne son savoir et sa démarche poétique vers l’une des maximes énoncées par son saint patron dans Les Essais : « J’aime mieux forger mon âme que la meubler ».
- Le Fracas des nuages, Lambert Schlechter, Le Castor Astral, 2013.
François Bétremieux
Liste non exhaustive de personnages cités lors de la soirée :
– Bertha von Suttner
– Jean-Pierre Jorris
– François Augérias
– Denis Diderot
– Nicolas Edme Restif de la Bretonne
– Henri-Frédéric Amiel
– Benjamin Constant
– Bobby Fisher
– Xavier Grall