Créée en 2017, Le Grand Sommeil est la deuxième pièce de la metteuse en scène Marion Siéfert, portée par la comédienne, performeuse et danseuse Helena de Laurens. Cette partition, dont la justesse tient tout à la fois à la présence magnétique de son interprète et à un travail chorégraphique minutieux, développe une réflexion riche et intelligente quant à la figure de la petite fille. Un chef-d’œuvre ensorcelant, malin et grotesque, donné au Théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 21 avril 2023.
Il y a déjà tout dans la première scène, qui ouvre le bal – ou les hostilités, difficile à dire – avec une énergie soudaine qui tape et qui tourne, au son de la musique tonitruante de Rihanna. Une chanson pour adolescente, Helena de Laurens qui surgit en jupe à carreaux, toute de rouge vêtue, et s’adonne à un jeu d’enfant, faisant tournoyer son sac en l’air par une longue ficelle. Une danse sensuelle et ridicule qui, d’emblée, dit tout le trouble.
La naissance de l’enfant-grande
Le Grand Sommeil est une pièce qui s’est construite autour de la perte et du manque. La perte, tout d’abord, de la grande absente du spectacle : Jeanne, 11 ans, la nièce de Marion Siéfert. Impliquée dans la création depuis ses débuts, ses parents reviennent néanmoins sur leur décision pour des raisons médicales et légales, et celle-ci doit finalement abandonner le projet. Le manque, ensuite, celui de la représentation d’une relation entre deux femmes, une petite et une grande, qui ne soit ni de l’ordre de la rivalité, ni d’une relation mère-fille. Ce que propose Marion Siéfert, à la place, c’est de créer, tout au long du processus de répétition, un rapport complice voire fusionnel entre Jeanne et Helena, celui de deux partners in crime. Il y a non seulement le rapport dans le jeu, mais aussi la rencontre dans la vie. Même si Helena lui fait peur, parce qu’elle ressemble à une baby-sitter de film d’horreur, cette rencontre est aussi synonyme d’émancipation pour Jeanne. En dehors des cadres normatifs, que sont la famille ou l’école, la création artistique est pensée par Marion Siéfert pour Jeanne comme un moment inédit, lui donnant la possibilité de s’exprimer et de créer afin d’être entendue autrement, dans toute la complexité de son identité de jeune fille de 11 ans.
Dans son habit écarlate, Helena de Laurens joue elle aussi le jeu du travestissement, et passe tout à la fois pour la jeune fille, l’adulte, et la bête hybride et grimaçante.
Avec sa disparition, Helena devient seule dépositaire de sa parole : à elle maintenant de l’incarner, et de lui donner, malgré tout, une présence sur scène. Elle parlera pour elle, elle sera Jeanne. Ces deux femmes, qui sont pour Marion Siéfert “les deux pôles d’une seule et même individualité”, se retrouvent donc réunies dans une identité composite. Lorsque Jeanne était encore là, leur communion passait par des portés, de “subtiles assemblages” permettant de créer un corps “hybride, monstrueux et obscène, où la grimace venait percer et inquiéter les imaginaires”. À présent, Jeanne n’est plus là, mais cette notion d’hybridation reste au cœur du dispositif. En incarnant le rôle de cette jeune fille sur scène, Helena se métamorphose. Elle n’est plus ni adulte ni enfant, mais un être portant “la mémoire de son ancienne partenaire” en lui prêtant son corps et sa voix. Elle devient l’enfant-grande.
Au commencement, il y avait le corps
Ainsi, si Jeanne brille par son absence, Helena est celle par qui tout commence. Sur scène, il y a avant tout un corps, dont la présence est d’une évidence qui crève les yeux. Travaillé par fragments, celui-ci se révèle à la fois grotesque et monstrueux, avec ses jeux de mains, ses doigts pointus, sa langue pendante, l’expressivité plastique de son visage grimaçant, ses fesses tendues, sa natte qui se balance et qui fouette l’air. Cette chorégraphie millimétrée est inspirée de la gestuelle de la danseuse berlinoise Valeska Gert : comme elle, Helena glapit, grimace, mime, déploie des petites formes mi-suaves, mi-sauvages. En 1920, une journaliste avait dit à propos de Valeska Gert, sorcière autoproclamée, qu’elle était “la grand-mère, le loup et le Petit Chaperon rouge en une seule personne”. Dans son habit écarlate, Helena de Laurens joue elle aussi le jeu du travestissement, et passe tout à la fois pour la jeune fille, l’adulte, et la bête hybride et grimaçante.
Le cœur du dispositif dramaturgique réside dans le dialogue fécond entre deux langages : celui de la “partition gestuelle” d’Helena, et celui de la parole de Jeanne.
Dès lors, chaque geste devient un signe venant compléter les mots, pour dire ce qu’on ne peut pas prononcer à voix haute. Helena de Laurens tord son corps pour le faire parler, dans une précision spontanée, nous surprenant sans relâche. Par ses postures et ses gestes, elle raconte une histoire que Jeanne ne dit pas, ajoutant une strate supplémentaire dans l’interprétation de ses mots, prononcés en même temps que le corps se meut. Inévitablement, Helena parle, parce que son corps est là et qu’il n’est pas muet, mais dans le même temps, elle est Jeanne. C’est à cet endroit que naît un trouble fécond, alimenté par le décalage évident entre le corps de l’interprète et celle qu’elle doit jouer, ce même décalage qui participe de l’incertitude latente autour du “qui parle”. Impossible, donc, de qualifier cette pièce de seule en scène. Bien que Jeanne disparaisse et qu’Helena s’efface pour s’efforcer d’incarner son rôle, le cœur du dispositif dramaturgique réside dans le dialogue fécond entre deux langages, dans la rencontre entre deux monologues : celui de la “partition gestuelle” d’Helena, et celui de la parole de Jeanne.
I may be bad, but I’m perfectly good at it
Exercice périlleux que de faire interpréter une fille de 11 ans à Helena, comédienne de presque vingt ans son aînée. Comment restituer quelque chose de l’enfance, de cette enfance en particulier, qui soit juste, et évite le poncif inintéressant de la petite fille innocente, timide et sage ? Pour Marion Siéfert, l’idée centrale de la pièce résidait dans le fait de “ne pas présenter l’enfance comme quelque chose d’inoffensif, mais de travailler à partir de sa puissance, de son côté anarchique, sauvage, parfois violent”. Il y a quelque chose de malin, de sournois et d’affirmé dans ce portrait, quelque chose qu’on ne veut pas forcément voir dans l’enfance, en particulier chez les jeunes filles. En un sens, c’est aussi la préadolescence qui pointe ici son nez, la révolte envers le monde adulte, qui va avec ses règles et ses rapports de pouvoir, un monde qui lui inspire une sainte horreur.
Ce langage n’est ni policé, ni simpliste, ni caricatural, mais vrai dans ce qu’il transmet d’une jeune fille qui passe de l’enfance à l’adolescence
L’incarnation de Jeanne passe en grande partie par la parole, qu’elle parvient à rendre fidèlement. Son rapport au langage, “fait de digressions, de sauts illogiques, de brutales ruptures, d’explosion d’énergie et d’imitation de personnes qui peuplent son quotidien”, est retranscrit avec justesse par Helena de Laurens. Brusque et éclatant, déclamé avec une franchise parfois vicelarde, ce langage qui n’est ni policé, ni simpliste, ni caricatural, mais vrai dans ce qu’il transmet d’une jeune fille qui passe de l’enfance à l’adolescence. Ainsi, en agentifiant Jeanne et en lui donnant pleinement voix au chapitre, le regard de Marion Siéfert et l’interprétation d’Helena de Laurens donnent à ce personnage une profondeur et une complexité rarement vues ailleurs. En somme, une véritable identité.
Clara Colson
- Le Grand Sommeil, conception, texte et mise en scène de Marion Siéfert, collaboration artistique et interprétation par Helena de Laurens, du 12 au 21 avril 2023, au Théâtre des Bouffes du Nord.
Crédit photo : © Matthieu Bareyre