Zone Critique revient sur le dernier roman de Clara Dupont-Monod, Le roi disait que j’étais diable, où celle-ci présente grandeurs et décadences sous la cour de Louis VII. Un roman qui s’articule autour des portraits du roi et de son épouse, Aliénor d’Aquitaine, pour illustrer la spirale des amours impossibles et des ambitions dévastatrices. Sur un fond d’Histoire finement arrangée, l’auteure nous entraîne dans un récit que nous savourons jusqu’à la dernière page.
Clara Dupont-Monod se prête à un jeu d’écriture périlleux qu’elle manie à merveille: la polyphonie narrative. Le récit est ainsi porté en grande partie par les voix d’Aliénor d’Aquitaine et de son époux Louis, dans ce qu’elles ont de plus intime. Chacun s’adresse à l’autre, sans qu’aucun dialogue ne soit réellement établi entre eux. Nous avons ainsi la délicieuse impression d’assister à ce qui ne nous regarde pas, tout en étant incapable de s’arrêter.
De plus, cette duplicité narrative permet à Clara Dupont-Monod de nous offrir des personnages riches et complexes, qui reflètent vices et vertus de notre civilisation. Bien que pris dans la folie des grandeurs, ces derniers nous proposent également une vision du monde qui semble intemporelle.
Le portrait d’une humanité totale
L’auteure dessine des personnages comme on en voit peu, oscillant entre le mythe et l’Histoire. L’ambition, l’amour, la guerre, les lettres, l’art et les langues dansent autour des intrigues comme des personnages principaux latents, qui agissent dans l’ombre. Un roi pieux éperdument amoureux de sa reine. Une reine belligérante qui méprise son roi, faible et diplomate. Les traits sont perçants. Chacun porte son bout d’humanité, non dans ce sens qu’on sauverait la peau du salaud, mais plutôt de celui qui fait qu’un homme est tous les hommes.
On assiste aux désillusions d’Aliénor face au roi qu’elle doit épouser. Elle qui ne rêve que de conquêtes, de sang et de batailles se retrouve la concubine d’un homme pacifique et pieux. Aliénor est une femme belligérante. Elle écrit « On ne discute pas avec la guerre, on la fait ». Pour elle, l’éducation pieuse enferme les hommes, les dresse à exécuter le bon vouloir de l’Eglise au dépens des intérêts du royaume.
On rencontre un roi perdu. Un homme qui n’a pas été élevé pour régner. Un homme qui, contrairement à sa femme, n’a pas pour ambition de marquer l’Histoire de son nom. Il est, au contraire, un roi éperdument amoureux de sa reine qui tente de réconcilier sa dévotion religieuse avec les aspirations de celle-ci. Il ne veut que combler sa femme. Mais sera-t-il capable de vivre avec ces coups de poignards à la morale ? Il s’engage alors dans des guerres qui ne sont pas les siennes, dans des batailles qui ne lui ressemblent pas pour qu’une reine aux idéaux bien plus hauts le regarde, ou l’aime, même si ce n’est qu’un peu.
Nous avons la délicieuse impression d’assister à ce qui ne nous regarde pas
Une vision du monde
On trouve un fort rapport aux lieux et à leur culture tout au long du roman. La reine est arrachée de chez elle, de sa terre et de ses racines. Elle, qui se définit par son père, par son nom, est propulsée dans un terrain obscur qu’elle essaie, en vain, de débourrer. Ce conflit s’illustre par le rapport qu’elle entretient avec sa langue. Aliénor écrit à Louis, à propos de celle-ci : «Les phrases se diluent dans ma bouche. Ma belle, ma puissante langue d’oc, celle des poèmes et des guerres, tu ne sers à rien sauf à fabriquer des regrets. Aucune bouche ne te reprend. Tu mourras d’oubli. Ce mariage m’a volé ma langue». Ce lien avec les mots se retrouve aussi chez Louis, qui déclare «Je ne suis pas un roi qui ordonne, mais qui répond. Je suis un être de mots. Là est le vrai pouvoir. Il suppose la maîtrise d’une puissance redoutable, celle du langage. L’altérité n’est pas un bastion à assiéger d’urgence, mais une alliée en devenir». Pour l’un comme pour l’autre, le verbe nous définit. Le verbe est la balance des rapports de force. Mais il ne penche pas du même côté. Quand il loue la guerre et ses arts pour Aliénor, il est un outil de négociations et de diplomatie pour Louis. Un profond antagonisme oppose les personnages.
Il met en scène deux visions du monde, de ses rapports sociaux et du pouvoir, qui s’illustrent dans l’emploi même de la langue.
La conception du pouvoir qui oppose ce couple nous livre également une vision sur la pratique politique. En effet, le mépris qu’entretient Aliénor pour son mari ainsi que pour ses conseillers la pousse à dénoncer leur pratique du pouvoir. Elle critique ainsi la théocratie, en décrivant le conseil royal comme « Des hommes chargés de la régulation d’un monde dont ils sont coupés », lorsqu’elle est la première à aller se fondre discrètement, au cours d’escapades, dans la masse anonyme du peuple. Cette réflexion trouve un écho tant dans son jugement que dans le nôtre. En effet, la théocratie demeure, dans l’imaginaire collectif, un ennemi du peuple.
Le roi disait que j’étais diable s’impose comme excellent roman. Grâce à un style fluide et efficace, Clara Dupont-Monod propose un récit enivrant dans un univers romanesque parfaitement maitrisé qui nous rappelle une Histoire de France un peu oubliée.
- Le roi disait que j’étais diable, Clara Dupont-Monod, Editions Grasset, 240 pages, 18 euros, août 2014
Ninon Legrand