Dix ans après la parution du Soleil des Scorta, roman adulé de Laurent Gaudé et salué par le prix Goncourt en 2004, les éditions Tishina choisissent de publier de nouveau ce texte avec la complicité discrète et sensible du dessinateur Benjamin Bachelier. C’est pour nous l’occasion de revenir sur ce roman familial.
J’ai découvert Laurent Gaudé sur une route très semblable à celle qui mène au village de Montepuccio, à cela près qu’elle n’était pas dans les Pouilles, mais en Corse – frères ennemis peut-être mais frères de soleil, au moins, et en lisant l’histoire des Scorta, l’on ne peut que s’en convaincre. Et bien qu’on puisse revenir sur certains choix de la narration, comment ne pas être séduite par le projet de faire parler cette terre aride, aussi taciturne et fière que ceux qui la foulent, de donner une voix à ceux qui se taisent ? Car Gaudé l’a bien compris : dans ce pays de silences ombrageux il faut la voix d’un conteur pour dire ce qu’on ne peut pas dire – l’écrasement du soleil et ce mystère si particulier du Sud.
Le chant de la terre
Cela semble bien être le but de notre auteur, dans le costume d’un narrateur à la veillée. Par son écriture polyphonique très personnelle que l’on retrouvera ensuite dans le magnifique Ouragan en 2010, Gaudé cherche – et, somme toute, parvient – à engager tous ses personnages dans un chant commun qui vibre tout au long du roman. Le ton adopté en témoigne : très peu « littéraire », si l’on peut dire, volontairement proche de l’oralité, il coule sous une forme quasi brute, parfois sans verbe, nerveusement, en ponctuant son discours de « Oui », « voilà », « c’est tout », comme un vieil homme qui parle et tenterait de garder le fil malgré une émotion palpable.
Le style en est à l’image du projet initial de Laurent Gaudé que l’on sent filtrer à travers les pages : restituer quelque chose du soleil des Pouilles, de sa violence impitoyable, quelque chose de la dureté d’une terre pauvre sur laquelle les hommes sont fiers et durs, comme elle. Le martèlement des mots est alors de l’ordre d’un rayon de soleil qui tape en plein midi sur la place sans ombre d’un village. Il est aussi la difficulté de dire, chez cette famille que les gens du village appellent les « taciturnes » ; et de fait l’existence même de la lignée des Scorta est fondée sur une absence de langage, une mésentente : croyant retrouver l’amour de sa vie qui fut en prison sa seule raison de se battre, Luciano Mascalzone revient au village de Montepuccio pour la dernière fois, sachant que s’il touche la jeune femme, il sera lynché par ceux qui l’ont banni comme bandit. Mais en lieu et place de son rêve impossible, il possédera sans un mot la sœur de celle qu’il attendait – et celle-ci, sans se justifier, ne le détrompera pas.
Les Scorta naissent donc de ce quelque chose d’indicible, trop terrible ou trop ironique peut-être, la double conjonction d’un viol et d’un mensonge tacite. L’enfant issu de cette plaisanterie du destin, le fracassant Rocco Scorta Mascalzone, bandit ou saint, jouisseur, criminel et philosophe, épousera la Muette, dont le nom poursuit évidemment cette tradition d’omerta. Quant aux trois enfants du mariage, comment parler de ces racines maudites ? Comment assumer un tel héritage ? Devant le reste du village, il faut se taire, par fierté ; entre frères ou frères d’adoption, il y a des choses que l’on ne peut dire, et des histoires manquées ; il y a la honte, la culpabilité, la malchance, la dignité devant la dureté du travail, il y a la contrebande, la fidélité sans mesure, toutes choses que la langue est trop pauvre pour dire et l’orgueil trop grand pour formuler.
C’est à cela que s’attelle Laurent Gaudé en permettant successivement aux discours hachés de ses personnages de trouer le mur du silence : à Carmela, la fille préférée de Rocco, dont nous parvient directement la confession tout au long du récit et qui comble les blancs dans l’histoire des Scorta, à ses frères Domenico et Giuseppe, mais aussi à Raffaele, le frère de cœur ; il vient un moment où il faut parler, et transmettre.
Dessiner le soleil
Comment dès lors donner vie à cette parole fragmentaire et difficile ? La démarche de Benjamin Bachelier est très émouvante en ce qu’elle échappe à l’écueil de la représentation pour rentrer profondément dans ce qui fait la richesse du texte de Gaudé, à savoir la sensation brute. Il n’est peut-être en effet pas d’autre moyen de dire la violence du destin des Scorta à l’héritage si lourd que de s’ancrer dans la terre où leur histoire a planté ses racines. Peut-être que tout est issu de là, au fond, de la violence de cette terre elle-même. Pour contourner l’omerta il faut parler alors de l’odeur des pierres sèches, de celle de la mer, du goût de l’huile d’olive dans un passage très émouvant de transmission entre oncle et neveu, de l’atmosphère du débit de tabac toute de poussière et de fumée. C’est dans l’attention à tous ces détails sensoriels que se cache peut-être le vrai sens de la leçon des Scorta, qui se veut pour Gaudé un hymne à la vie et au bonheur simple, acquis à force de travail et d’amour.
Pour ce faire, Benjamin Bachelier égrène le texte d’objets du quotidien – cigarettes, nourriture, pain, cartes à jouer – mais aussi d’images embrumées par le souvenir ou la fascination, comme des rêves de paysage : les collines où se perd don Carlo, la mer immense, ou encore un pan de mur en plein soleil, plus éloquent sur l’essence du Sud qu’un long discours. Outre ces échappées qui ouvrent des trous de rêve au cœur du texte, le dessinateur met parfois un visage sur un nom, mais toujours comme une vieille photo jaunie et en n’imposant jamais de lignes trop arrêtées : l’image est esquissée comme un souvenir.
Une autre saga ?
Cependant, en écrivant Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé s’inscrit dans une double tradition littéraire : celle des romans familiaux et celle de la littérature du (ou sur le) Sud. Et c’est peut-être à ce niveau que se logent quelques bémols. Le schéma de la généalogie des Scorta en est plutôt classique, comme dans une tragédie : tout commence par un crime originel, la famille est « maudite », exclue du reste du village et doit se battre pour se réinventer un destin. Rocco l’enfant terrible, fruit d’une union qui n’existe pas, est un peu caricatural dans son attitude provocatrice, et c’est la principale réserve que l’on pourrait formuler : en voulant être intense, grandiose, sévère, grave, puissant, Gaudé se raidit parfois dans une prose systématiquement dramatique et grandiloquente, qui peut fatiguer quelque peu à de certains moments où le hachement de la voix produit l’effet inverse de son but – plutôt qu’une difficulté à dire, il se referme dans une contemplation de soi. On regrette une attaque moins frontale. Gaudé semble ici plus proche d’un langage théâtral qui fut sa première entrée dans l’écriture.
Certains traits des Scorta rappellent en outre une autre saga familiale du Sud dont l’on ne peut s’empêcher de trouver ici un écho : Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquèz
Certains traits des Scorta rappellent en outre une autre saga familiale du Sud dont l’on ne peut s’empêcher de trouver ici un écho : Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquèz, autre roman de l’isolement d’une famille maudite par un gitan et qui déploie ses descendants sur plusieurs générations. Mais si chez Garcia Marquèz l’on sent littéralement le passage du temps et l’action rongeuse de la folie qui balaiera tout sur son passage, chez Gaudé cette ampleur fait parfois défaut ; tout semble passer trop vite, les ellipses laissent un goût de choses inachevées et de sentiments esquissés, et l’on regrette de voir les personnages disparaître si rapidement.
Ces réserves sont ainsi principalement dues au poids du genre, qui précède l’histoire des Scorta ; malgré celles-ci, le roman nous laisse l’impression d’un sincère besoin de dire le Sud, de formuler quelque chose sur cette terre violente, et en passant outre les quelques maladresses – emphase du style, scènes-clé parfois un peu caricaturales – ce qui se dégage de l’histoire des Scorta est en réalité un profond amour pour le soleil des Pouilles et les gens nés de ce soleil. C’est dans cette sincérité de l’auteur que le livre exerce alors un certain charme, ce que Benjamin Bachelier souligne discrètement, avec une immense délicatesse.
- Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé/Benjamin Bachelier, Tishina, 376 pages, 32 euros, 2014.