Le soir à 22h, il est possible d’entendre un grand rire balayer la place des Carmes à Avignon malgré la force du vent qui bouscule les affiches des façades. Ce sont les spectateurs du Vivier des noms, de Valère Novarina, qui sont en train d’expérimenter la matérialité du langage, l’origine biblique du chant et le plaisir du rire qui fait suite à l’attente du sens. Avignon est un grand vivier de noms, de grands noms lui aussi, et Novarina y a sa juste place, lui qui en 2007 figurait dans la cour d’honneur avec L’acte inconnu.
En tant que spectateur, on commence par lire la brochure distribuée en début de spectacle. Il s’agit d’une interview de Valère Novarina qui tente de décrire les grandes lignes de sa pièce : on y parle de spatialité du langage, du théâtre Nô japonais et de son ritualisme sacré, de la scène comme « stade », d’annonement de la mémoire, de manducation, de « mangement de la chose écrite ». On a peur. Ce sera donc du théâtre intellectuel. Cette idée reste gravée dans notre esprit, pendant les quelques premières minutes : on y voit des personnages parler une langue où le sens n’est pas objectif, une langue indéchiffrable et opaque. Il n’y a pas de récit, de synopsis. Seuls s’agitent face à nous des noms de personnages que Novarina a inventés dans son carnet : une petite réserve de 50 000… Pendant que notre esprit est balayé par le mistral, on nous annonce que la mise en scène sera « simplifiée » en raison du vent trop fort, que les machinistes seront comme des anges invisibles qui tenteront de préserver notre sécurité. Cela ne fait pas partie du spectacle original. Le 10 juillet était un jour de climat difficile. Et pourtant. Ces quelques premières minutes passées, le sourire vient se former sur les lèvres et le rire commun du public commence à retentir. La langue poétique de Novarina provoque une véritable jubilation : l’Historienne, sorte de narratrice assez fréquente dans les pièces de Novarina, interprétée par l’actrice russe Claire Sermonne, commence à convoquer une multitude de personnages qui apparaissent sur des brancards, en roulant sur le sol, munis d’accessoires incongrus. Cette invocation est accompagnée de morceaux d’accordéon joués par Christian Paccoud : le charme opère et la poésie prend forme. Lorsque l’Historienne convoque le premier personnage : « Entre, Adam ! », l’acteur apparaît discrètement, le sexe orné d’une feuille d’érable : c’est à la fois terriblement logique et terriblement absurde. C’est de cette confrontation des deux pôles opposés de la raison que naît le rire salvateur et qui sera la clef de voûte de la dynamique théâtrale de la pièce. Pas si intellectuel que ça, finalement.
C’est de cette confrontation des deux pôles opposés de la raison que naît le rire salvateur et qui sera la clef de voûte de la dynamique théâtrale de la pièce
Le théâtre comme lieu d’expérience du langage
Derrière cette apparente absurdité humoristique se cache une véritable réflexion sur la nature du langage et sur sa naissance grâce à la forme théâtrale. Cette réflexion est le résultat d’un long processus de mûrissement théorique propre à Novarina, processus dont il rend notamment compte dans Devant la parole, un essai publié en 2010, aux éditions P.O.L. On peut y lire par exemple : « La langue est une matière innommable, invisible et très concrète, sédimentée ». En effet, pour Novarina, le langage ne repose pas sur un jeu de l’esprit, comme un outil entièrement communicationnel. Il est destiné à devenir une matière palpable, dont le sens lui-même est répandu dans l’espace. Le Vivier des noms surgit directement de cette réflexion philosophique qui nous évoque tantôt Wittgenstein (« Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire »), tantôt Saint Augustin qui s’interroge sur l’origine de la langue dans l’acte de nommer la chose. Pour Novarina, plus proche de Wittgenstein que de Saint Augustin, le langage est une attente qui vise à dire ce que l’on ne peut dire simplement. C’est de cette lutte avec la pensée que naît la parole : d’où le fait que la mort, marquée par l’absence des mots, est un thème largement abordé dans la pièce. Un des personnages tente de mélanger les cendres de son père et de sa mère pour s’y voir naître, mais il est déçu. Il n’est au monde que parce qu’il est présent sur scène, grâce à la force poétique qui vient combler l’inachèvement de la langue quotidienne. Ainsi, pour Novarina, la langue ne prend réellement forme que sur l’espace théâtral. L’expérience du rire le prouve très bien : nous rions, non parce que le texte, dans son contenu, est drôle, mais parce que les comédiens nous guident vers le sens qu’ils donnent grâce à leur interprétation. Le sens n’apparaît qu’à partir de la parole du comédien, qu’au moment de son jeu sur scène et non dans le texte lui-même. C’est pour cette raison que Novarina se décrit comme un acteur invisible : « L’écriture sur la page est comme le pressentiment du drame du langage dans l’espace ». Les mots en eux-mêmes sont comme des cailloux, opaques et minéraux. La fluidité et la compréhension ne s’obtiennent que dans le jeu. Ainsi, toute langue est espace, en tant qu’elle dépend de cet espace de représentation pour vivre et exister. Avant de commencer à mettre en scène, Novarina accroche les textes au mur, comme une peinture, et l’invention commence en tentant de modifier le positionnement des phrases dans l’espace, comme une écriture par collage. Ce n’est donc pas l’intellection du langage qui est visée par Novarina, mais la sensation même de cette langue qui nous fait rire grâce à sa naissance brusque sur scène.
Cette minéralité du langage, Novarina tente également de la représenter soit par la scénographie, soit par l’enchaînement des rôles et des différentes formes de spectacle (chant, sketch, scénettes). Dans Devant la parole, un chapitre entier est consacré à l’Opérette. Pour Novarina, en effet, la musique de Christian Paccoud et les chansons chantées par les comédiens sont également l’occasion de représenter la fragilité de la langue, son harmonie mélodieuse et poétique, de capter l’ouïe du spectateur. « Le chant improviste supplante la parole comme un printemps brusque ». De plus, le chant contribue à la sacralisation du mot, donnant à la pièce une forme de rituel. Les chansons sont populaires, tristes ou joyeuses, elles sont souvent l’occasion de rire, d’être ému. Novarina utilise cette ritualisation en s’inspirant de la forme du kyôgen, intermède au théâtre nô japonais. Le nô est un art très réglementé, construit et en même temps très fragile puisqu’il concentre l’évènement du récit en un nombre réduit d’actions. Trois pas de danse, un éventail, un peu de chant. La conscience du spectateur se retrouve libérée par cette simplicité, elle peut donc se focaliser sur l’espace.
« Le chant improviste supplante la parole comme un printemps brusque »
Dans Le vivier des noms, la scène est couverte de dessins de personnages, en rouge et noir, que Novarina a lui-même dessiné pour leur donner vie. Cette représentation artistique et imaginaire renforce d’autant plus le contraste avec la représentation réelle des personnages par les acteurs. Les comédiens sont sujet du dessin. Pour résumer, il s’agit finalement d’assister à la création permanente de la vie à partir de la fiction. Constamment, des personnages différents prennent vie devant nous, appelés, convoqués par l’Historienne, font l’objet d’une dizaine de réplique, puis disparaissent comme ils sont apparus.
Cela vous semble-t-il trop poétique ? Trop intellectuel ? Pourtant, nous conversons chaque jour avec des personnages que nous inventons nous-mêmes, nous sommes interpellés par ceux que nous croisons dans la rue, dans le métro, dans la vie quotidienne. Et je reconnais qu’avec le Vivier des noms, il est agréable de se voir enfin rire avec eux, ceux que jamais nous ne reverrons.
https://www.youtube.com/watch?v=8VhGdVNg0eg
- Le Vivier des noms, Valère Novarina, FESTIVAL D’AVIGNON, jusqu’au 12 juillet 2015
Autres dates :
- Du 13 au 15 octobre 2015 au CDN de Montluçon ;
- Le 17 novembre 2015 au théâtre d’Aurillac ;
- du 17 au 19 décembre 2015 au théâtre Sorano à Toulouse ;
- Les 1er et 2 mars 2016, à Bonlieu et à Annecy ;
- Les 8 et 9 mars 2016 au CDN de Limoges ;
- Les 17 et 18 mars 2016 à l’Equinoxe, à Châteauroux ;
- Les 22 et 23 mars 2016 au forum Meyrin, à Genève ;
- Le 29 avril 2016 au Bateau-feu, à Dunkerque.
Thomas Bleton