Reso et Zone Critique ont reçu l’écrivaine Leïla Slimani en février. Dans cet entretien, elle nous parle de son dernier livre J’emporterai le feu, tome final de la trilogie du « Pays des autres».

ZONE CRITIQUE : En janvier, vous avez publié le dernier tome de votre trilogie «Le Pays des Autres » : J’emporterai le feu. Dans le prologue, il semble que vous commenciez par la description des circonstances dans lesquelles vous avez écrit, et vous nous parlez notamment d’un phénomène qui s’appelle le Brain Fog. Phénomène qui aurait touché beaucoup de personnes qui ont été atteintes du Covid et qui correspond à un état de trouble mental. Pourriez revenir sur cet état, et nous dire en quoi il a influencé l’écriture de J’emporterai le feu?
Leïla Slimani : Le livre commence à la première personne, mais ce n’est pas moi. La première personne qui parle c’est Mia Daoud, le personnage central du livre et la narratrice. C’est un personnage très important pour moi – à la fois sur le plan narratif, pour l’histoire de la famille Belhaj et Daoud – mais aussi sur le plan littéraire. À travers ce personnage, j’apporte une forme de résolution à cette trilogie. J’avais envie qu’à la fin de celle-ci, on comprenne qui raconte cette histoire et depuis où elle est racontée. Que le troisième tome permette d’apporter un éclairage sur l’ensemble du cycle romanesque. Je souhaitais que les gens comprennent que quand Mathilde arrive à la ferme dans le premier tome et pense que c’est trop loin de chez elle, ça n’est pas un récit qui vienne de nulle part. C’est cette petite fille, Mia, qui a raconté l’histoire de sa grand-mère, et qui l’a imaginée, qui l’a racontée à travers ses souvenirs.
Effectivement, Mia partage des choses avec moi et je joue beaucoup dans le livre de cette confusion entre fiction et réel, d’une identification floue. Il y a beaucoup de choses qui nous opposent, mais aussi beaucoup de choses qui nous rapprochent, la première étant d’être écrivain. Quand j’ai écrit ce livre, j’ai traversé une période de très grande perte de repères, de crise existentielle. Ce n’était pas lié pour moi à une maladie, mais à une forme d’épuisement physique et mental, et au fait que je m’étais un peu perdue dans la littérature. Vous disiez que vous vous étiez oublié en lisant le livre, moi je me suis oubliée en l’écrivant. Je ne savais plus vivre, être dans la vraie vie. Je savais communiquer avec mes personnages, passer du temps avec eux, mais je n’étais plus capable de faire à manger ou de me promener dans la rue parce que le réel me paraissait totalement irréel. Je me suis donc intéressée à cette question presque neurologique de la mémoire parce que j’avais beaucoup de confusion et d’oublis.
Ce récit n’est pas un récit de souvenirs. Mia ne peut pas se souvenir des années 40, elle n’y était pas. C’est un livre qui interroge le rapport à la mémoire : on se souvient en fait de très peu de choses et la mémoire réordonne le récit de notre vie et les récits qu’on nous a transmis. Finalement, la mémoire est une forme de romancière, elle écrit son propre roman.
C’était donc intéressant pour moi d’avoir quelqu’un avec une mémoire défaillante, qui a peur de perdre la mémoire et le langage, qui sont deux choses essentielles à un écrivain et qui se retrouve face à un médecin en lui disant « si je perds ça je perds tout je suis fini ». C’est ce même médecin qui invitera à « trouver sa madeleine », c’est-à-dire à retourner sur les traces d’un passé enfoui mais inaccessible.
ZONE CRITIQUE : Il y a une phrase qui illustre bien le personnage-clé qu’est Mia. Je vous cite : « ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et au dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose que les romans avaient nourris en elle : un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief à la périphérie du monde ».Au fond qui est Mia ? Que cherche-t-elle ? Quel est son code existentiel ?
Leïla Slimani : Mia est une jeune femme qui naît au milieu des années 70. Elle est donc la petite-fille de Mathilde et d’Amine : Mathilde étant une femme alsacienne qui est tombée amoureuse d’un soldat marocain et qui s’est installée au Maroc à la fin des années 40. Mia est aussi la fille de Mehdi et de Aïcha qui sont, au moment où le troisième tome commence, un couple bien installé de la bourgeoisie de Raba. Aïcha est gynécologue et une femme très engagée et féministe. À travers le soin qu’elle apporte au corps des femmes, elle a aussi une action qu’elle espère être une action d’émancipation pour elles, ou en tout cas une action d’écoute et de très grande lucidité sur la façon dont les femmes vivent à cette époque-là. Mehdi, quant à lui, est beaucoup moins ancré que sa femme. C’est un homme extrêmement intelligent qui connaît une carrière fulgurante. Il est très ambitieux, mais c’est aussi un homme qui est empêtré dans beaucoup de contradictions : il est tiraillé entre un désir de réussite sociale, et en même temps un désir de pureté, entre le désir d’être présent pour ses filles et pour sa famille, en même temps que de nourrir une très grande soif d’indépendance, il entretient une forme de nationalisme et en même temps que d’être un grand cosmopolitisme. C’est quelqu’un de très complexe, qui souffre aussi de ces tiraillements.
Mia est une petite fille qui voue à son père une admiration et une adoration sans limites. Elle le trouve extrêmement mystérieux, insaisissable, elle ne le comprend pas, elle ne le voit pas souvent. Sa masculinité aussi la fascine. En effet, elle vit dans un monde de femmes avec sa grand-mère, sa mère… Elle n’a pas beaucoup d’intérêt pour ce monde féminin auquel va venir s’ajouter une autre personne qui est sa petite sœur, qui naît dans la première scène du roman, et vis-à-vis de laquelle elle va nourrir une haine et une jalousie très intenses, très noires. Au fur et à mesure qu’elle se rapproche de son père, qu’elle intègre de plus en plus les codes de la masculinité, elle découvre aussi sa sexualité et son homosexualité dans un pays qui la réprouve. C’est à travers la découverte de son homosexualité qu’elle comprend qu’elle vit dans un monde marqué par l’hypocrisie, par une forme de conformisme social, un monde traversé de frontières. Chez elle, c’est un monde plutôt libéral, cosmopolite, bourgeois, où on défend des valeurs de liberté, d’égalité entre les hommes et les femmes, une certaine forme de liberté religieuse, même une certaine liberté sexuelle. Elle comprend rapidement qu’à l’extérieur, ça ne se passe pas du tout comme ça. Ses parents lui enjoignent de se taire, de ne pas parler de ce qui se passe à la maison, et de ne pas parler de son homosexualité. Elle ne comprend pas : le monde dans lequel elle vit est un monde informe, sans constance, dans lequel il n’y a pas de vérité absolue, dans lequel le rapport à la morale change en fonction des circonstances. C’est une jeune femme qui souffre énormément parce qu’elle a envie d’absolu. C’est une grande lectrice et une enfant très intelligente qui rêve d’ailleurs, qui rêve de liberté, mais qui sait que le prix à payer pour cette liberté sera très grand.
Je pense que revenir à l’intime, c’est être capable de parler aux gens par l’émotion.
ZONE CRITIQUE : Mia découvre la France lorsqu’elle part faire ses études en classe préparatoire à Henri IV. Elle découvre la grisaille des dimanches parisiens. Qu’est-ce qu’elle sent, qu’est-ce qu’elle découvre de ce pays-là ? Comment est-ce qu’elle le perçoit au moment de son arrivée ?
Leïla Slimani : Ce qui est très étrange pour Mia, c’est qu’elle est française puisque sa grand-mère l’est. Elle a été toute sa vie au lycée français, elle parle le français, elle a lu les livres français, elle a vu les films français. Au fond, quand elle part, elle pense que ce pays est le sien, elle a le sentiment qu’elle en maîtrise les codes, qu’elle le comprend. Mais à son départ, elle est inquiète parce qu’elle se dit « j’ai lu tous ces livres des Français : j’ai lu Balzac, Zola, Aragon et les autres, et je n’ai jamais vu un personnage qui me ressemble. Et si je n’existe pas dans leurs romans, comment je peux exister dans la vie ? ».
Quand elle arrive, elle va vivre une expérience que vivent énormément de gens qui sont dans la même situation que Mia : c’est le sentiment d’arriver dans un pays dont vous connaissez énormément de choses, mais où personne ne vous connaît et où personne ne connaît votre histoire. Vous parlez la langue, vous maîtrisez les codes, mais ceux que vous avez en face de vous ne sont pas dans cette relation réciproque, créant un très grand sentiment de décalage. Elle se rend compte qu’elle maîtrise certains codes, mais pas toutes les références notamment de pop culture, qu’utilisent tous ses amis. Elle n’est pas habituée au mode de vie occidental. J’essaie toujours, dans le livre, de travailler et de raconter les choses à travers le corps parce que je crois que les grandes questions politiques qui y sont abordées sont toutes des questions qui interrogent le rapport au corps. Notamment l’immigration : c’est d’abord une expérience physique.
C’est quelque chose que j’ai vécu moi-même : s’installer dans un nouveau pays c’est s’habituer à un climat, s’habituer à une nouvelle lumière, à une nouvelle nourriture, à une nouvelle façon de se tenir, à une nouvelle façon parfois même de parler. Il y a des pays où on se fait la bise, où on se donne la main. S’habituer c’est faire des erreurs avec son corps, et le corps de Mia est troublé. Elle a tout le temps sommeil, elle n’est jamais rassasiée, la nourriture n’est pas la même que celle de chez elle, donc c’est une expérience profondément mélancolique. Cette expérience est aussi par instants humiliante parce que c’est dans ce pays qu’elle croyait être le sien que pour la première fois, elle va se rendre compte qu’elle est une arabe. Elle va se rendre compte de ce que c’est qu’être un arabe dans les yeux des français dans les années 90, qui étaient des années où la façon dont on parlait des « beurs », des « rebeux », des Arabes, était beaucoup plus désinhibé qu’aujourd’hui. Je suis arrivée en 98 mais je me souviens que deux ans auparavant, il y avait eu un marocain jeté dans la Seine un 1er mai. C’était une époque où il y avait une sorte de peur qui circulait, ce qui explique que Mia est très effrayée, qu’elle ne se sent pas à son aise. Mais elle ne savait pas, avant d’aller en France, qu’elle était une arabe.
ZONE CRITIQUE : La relation entre Mia et son père est assez surprenante. Il y a notamment ce fameux discours fantasmé ou réellement exprimé : était-ce volontaire de laisser une ambiguïté à ce niveau ? Dans ce discours, Mehdi dit à Mia, au moment où elle s’apprête à partir en France, ces paroles : « ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol. Alors peu importe le passé, la maison, les objets, les souvenirs, allume un grand incendie et emporte le feu. Je ne te dis pas au revoir ma chérie, je te dis adieu mon amour, ne transige pas avec la liberté. Méfie-toi de la chaleur de ta propre maison. ». Pourquoi est-ce que ce père dit à sa fille de partir et de ne pas revenir ?
Leïla Slimani : Je crois que c’est le plus grand acte d’amour qu’un parent puisse faire à l’égard de son enfant : celui de lui dire d’être libre, de lui dire « je te préfère libre qu’enfermé à la maison, parce que je voudrais te posséder ou parce que je pense que tu dois correspondre à un certain modèle ». Mehdi est tout à fait conscient de ce qu’elle est. Même si Mia a pu reprocher à ses parents une forme d’hypocrisie, de silence autour de son homosexualité, Mehdi lui signifie qu’il n’est pas aveugle, qu’il voit très bien, qu’il préfère sacrifier son bonheur et être un père malheureux à qui sa fille manque, mais avoir une fille libre. Pour moi, c’est un acte d’amour absolument déchirant, d’autant plus déchirant que cet homme est très attaché à son pays et qu’il sait l’amour que sa fille a aussi pour son pays. C’est très humiliant de lui dire qu’il faut qu’elle quitte ce pays qu’ils aiment parce que ce pays ne l’aime pas. Pour un père comme Mehdi, c’est absolument terrible d’être obligé de reconnaître ça. Je crois que les plus grands actes d’amour qu’on puisse commettre à l’égard de nos enfants, ce sont les moments où on est capable de regarder la vérité en face, d’être prêt à assumer la liberté de nos enfants, plutôt que notre confort à nous. Quand je demandais à mes parents « mais qui on est ? », ils me disaient « je n’en sais rien, on va pas te donner une définition à l’avance, tout est à faire et tout est entre tes mains, inventes-toi, tu es libre ». Être libre à 18 ans c’est très dur. C’est vertigineux d’avoir cette liberté entre les mains. Et en même temps, 20 ans après je me rends compte que c’est le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire : celui de ne pas m’avoir défini à l’avance et de m’avoir offert le monde entier, l’horizon illimité.
ZONE CRITIQUE : Est-ce que cette liberté illimitée est la clé qui permet de comprendre le titre de votre livre, J’emporterai le feu ? Celui-ci vient d’une citation de Jean Cocteau à qui on demande « si votre maison brûlait, qu’emporteriez-vous ? », à laquelle il répond « j’emporterai le feu ». Ce feu-là, est-ce cette intensité de la liberté qui continue à brûler en Mia quand elle part à Paris ?
Leïla Slimani : Ce feu, c’est ce qui reste dans ce qui a été perdu. C’est-à-dire que le passé disparaît, les gens qu’on aime meurent, les souvenirs s’effacent, tout brûle mais ce n’est pas parce que ça brûle qu’on n’en emporte pas quelque chose avec soi. L’héritage essentiel c’est cette chose qui traverse les générations, cette chose qui brûle en nous. Si j’ai choisi de mettre le titre au futur et à la première personne, c’est aussi parce qu’il porte la promesse que j’ai faite à mon père et que je fais aussi à la génération d’après. « Je te le promets, je continue à emporter ce feu avec moi, rien de ce que vous m’avez donné n’a disparu. »
C’est aussi un titre manifeste, une manière à moi de parler de l’identité et de dire que je continue de me battre pour cette idée de la complexité, de la nuance, des individus dans ce qu’ils ont de plus de plus intime, de plus différent, les uns des autres. Ce feu qui brûle en nous tous fait que nous sommes des êtres humains et qu’on ne peut pas être enfermé dans des définitions simplistes ou des idéologies. Nous sommes le feu. Le feu c’est cette vie, cet amour, cette humanité qui nous ressemble, qui nous rassemble. Dire « j’emporterai le feu » c’est aussi faire référence à Baldouine, dire à ceux qui me refusent des identités, qui sont dans le rejet ou dans une vision réactionnaire ou raciste des choses, que moi, j’ai le feu et je porte ce flambeau pour moi et pour les autres.
On a en nous une capacité immense à comprendre, à vivre dans une forme d’empathie. C’est dans l’écriture et la lecture qu’on s’en rend compte.
ZONE CRITIQUE :Est-ce que vous vous assumez la définition de roman politique à propos de votre ouvrage ? Si oui, de quelle manière la forme du roman parvient à s’emparer de l’objet politique ? Vous parliez d’individualité, est-ce que le roman n’est pas finalement l’endroit où il est possible de laisser de l’espace pour que ces individualités s’expriment ?
Leïla Slimani : C’est une question très complexe à laquelle je n’ai pas de réponse théorique, et je pense que chaque écrivain fonctionne différemment. La manière dans ce roman d’avoir une sorte d’engagement, ou de tenir un propos politique, c’est l’incarnation. Ce sont des situations qui sont pleinement vécues par les personnages, avec leurs émotions. Le corps est un objet fondamentalement politique. Il n’y a rien de plus politique que de raconter l’intimité. Dans les grands discours idéologiques, médiatiques et politiques, parfois on ne comprend pas de qui on parle, de quel humain il s’agit. On a l’impression que plus personne ne regarde personne dans les yeux, que tout s’est déshumanisé, que tout s’est vidé de chair et donc de sens. Je pense que revenir à l’intime, c’est être capable de parler aux gens par l’émotion. D’être capable de recréer une relation d’empathie, de montrer aussi qu’on peut s’identifier à quelqu’un de différent, qu’on peut être bousculé par l’autre sans entrer dans un conflit ou le détester.
Bien sûr que pour moi le propos est politique, simplement dans le fait que j’ai envie que le lecteur soit amené à vivre des situations ou être témoin de situations qui vont le questionner. Il doit être amené à avoir peut-être une empathie ou une compréhension de choses auxquelles il n’est pas habituellement exposé. Une des grandes questions politiques de cette trilogie, c’est aussi l’ambition d’écrire un grand roman contemporain universel sur le Maroc, et donc sur un pays du Sud. Pendant très longtemps, on nous a refusé ou nié la possibilité pour nous, pays du Sud, de pouvoir écrire de grands romans universels auxquels les Occidentaux, eux, parviendraient à s’identifier. Saul Bellow questionne d’ailleurs à ce sujet : « Qui est le Tolstoï des Zoulous ? Et bien le Tolstoï des Zoulous c’est Tolstoï ». Mais il y a sans doute un auteur zoulou qui pourrait être le Tolstoï des zoulous. Je voulais rendre le lecteur un peu mal à l’aise parfois, le bousculer, mais m’interdire toute caricature, tout cliché ou simplification. Ne pas donner au lecteur exactement ce qui ce qu’il attend, essayer d’aller chercher dans les petits détails ; parce que les détails disent tout. Je pense par exemple à Inès qui vient déjeuner chez les parents de son petit ami, o...