Lémofil, c’est un projet audacieux, qui tisse avec élégance, finesse et intensité musique française, poésie et rap. Une démarche originale, unique dans le paysage culturel actuel, que Zone Critique se devait de saluer et d’investiguer, pour ce qu’elle offre de beauté et d’espoir au monde !
Pauline de Toffoli : Tom, je t’ai découvert à l’occasion d’un concert de Marina Kaye, tu étais en première partie de ce concert. Quand je suis sortie, j’étais troublée, très heureuse de l’expérience que je venais de vivre… et puis je me suis demandé : mais c’est quoi, en fait, cet ovni poético-musical, c’est quoi Lémofil ?
Lémofil : Merci, déjà, pour l’accueil, et pour tous ces compliments sur le concert. Nous, on vit vraiment pour ces moments-là, pour le live, on a vraiment une identité qui tourne autour de ça.
Oui, il y a quelque chose de très fort qui se passe à cet endroit-là, avec le public.
Lémofil : Oui, carrément ! Je pense que l’on vient de là et je suis très content que les émotions soient passées, que cela t’ait travaillée même après, cela veut dire qu’il y a quelque chose qui mûrit.
Totalement. Je me suis demandé où prenait racine ce projet, cette volonté de ramener la poésie. Comment le faire ? J’ai ensuite découvert les « poéraps » sur Instagram, c’était tout un univers qui se déployait… d’où ça vient, tout ça ?
Lémofil : Ce mélange, ce mix vient de trois grandes sources d’inspiration. Il y a d’abord la chanson française, par ma famille : quand j’étais petit, on faisait de grands dîners lors desquels on chantait à table Brel, Barbara, Brassens, Aznavour, Piaf… J’avais toutes ces références. Ensuite au collège et au lycée, lorsque je me suis fait mes bandes de potes, c’était le rap qui prédominait : rap français, et là j’avais déjà un goût pour les rappeurs qui avaient des lyrics soignés, une plume. Je pense à Disiz, un rappeur belge qui s’appelle Isha, ou Scylla, Sopico, et beaucoup d’autres…
Mon idée n’est pas du tout de rentrer dans une case déjà formée
Tu pratiquais déjà un peu ?
Lémofil : C’est arrivé au lycée. Ce qui était marrant dans nos bandes de potes, c’est qu’il y avait toujours la rappeuse ou le rappeur du groupe, qui faisait des freestyles en fin de soirée, dans la cuisine, à deux heures du matin… C’était souvent pitoyable… *rires* quand je l’étais en tous cas. Mais c’est à ce moment que j’ai commencé à écrire un peu plus, sous la forme de textes rimés, du rap au départ, pour amuser les copains, je faisais beaucoup d’imitation des rappeurs que j’aimais bien. Je me rendais compte peu à peu qu’il y avait des refrains qui marchaient bien, qu’il fallait que les potes puissent les reprendre. Et dans un troisième temps est venue la poésie : j’ai fait des études de littérature, en prépa, et une prof m’a particulièrement marqué, qui proposait de réciter des poèmes en début de cours. Personne n’avait le temps de faire ça en prépa… Mais moi je n’étais pas très stressé par les concours, et je me suis investi dans cette activité.
Mais comment on fait après, pour donner forme à un projet aussi hybride et pluriel ? En sortant du concert je me suis demandée : est-ce que c’est du slam ? Du rap ? De la déclamation ? Comment est-ce que cela se présente à toi-même ? Comment as-tu pu, de ces trois grands moments initiatiques, faire quelque chose de cohérent artistiquement ?
Lémofil : Je pense que l’important était et reste de ne pas faire de concession dans l’un des trois styles différents. Mon idée n’est pas du tout de rentrer dans une case déjà formée. Quand j’ai commencé, ça a longtemps été des textes fleuves, parlés, on m’a très rapidement identifié à Grand Corps Malade.
Évidemment, on fait le rapprochement. Mais ce n’est pas vraiment non plus la même chose, ce que tu fais a aussi une part indéniable d’originalité qui mérite d’être mise en avant !
Lémofil : Oui exactement ; je suis d’accord, je trouve que c’est assez différent. Il a été une référence pour moi et je suis très admiratif de son travail, de sa carrière. Mais effectivement, il y a quelque chose de plus rap sur certains morceaux, Pétrole notamment, où il y a plus d’énergie. En parallèle, mon compositeur Martin Vigne m’a invité à chanter un peu plus sur les refrains ; ça m’a ramené à mes premières inspirations familiales, qui sont la chanson française. Et nous sommes donc maintenant dans ce mix des trois ; je suis notamment très inspiré par Brel en chanson française, et ça se ressent.
Oui, notamment dans ta gestuelle ; quand on écoute les morceaux sur les plateformes en ligne, on ne se rend pas compte de ta présence scénique, qui accompagne la musique, et de son aspect « marionétique », comme Brel, avec des gestes parfois saccadés, parfois doux…
Lémofil : J’ai regardé beaucoup de vidéos de Brel, Aznavour, Barbara… Il y a un truc très théâtral chez eux ; j’ai d’ailleurs fait un peu de théâtre, ce qui m’a donné quelques clés à utiliser sur scène pour incarner la musique.
D’autant plus que tu racontes des histoires dans tes chansons : ne serait-ce que dans les morceaux, sectionnés, mais aussi quand on écoute d’une traite ton premier EP, Creatura, les six compositions s’enchaînent avec une vraie cohérence ; un chemin de vie se dessine.
Lémofil : Je suis très heureux que tu l’aies ressenti comme ça. Chaque chanson est une petite histoire, avec ses propres personnages, mais effectivement, mis bout à bout, et c’est ce que je fais en concert, je crée le lien entre les morceaux. C’est moins évident à repérer dans les versions enregistrées. J’ai envie de pousser le délire encore plus loin dans les prochains projets, avec des interludes entre chaque morceau, tisser un fil rouge… Ce sont des choses qui m’inspirent, que font déjà Laylow, Disiz. Si on faisait une comparaison avec la littérature, on pourrait dire que j’ai écrit quelques poèmes que j’ai mis ensemble, et là, l’idée est de réaliser une sorte de roman, avec des chapitres distincts qui seraient les morceaux ; ou bien un petit recueil de poèmes… Qu’on puisse suivre ce fil rouge, qu’on a en concert, et qu’on puisse le retrouver dans les morceaux enregistrés ; radicaliser cet aspect, finalement.
Une question qui me vient, en t’écoutant, que je me suis aussi posée en regardant les interviews que tu as pu donner, et ce que tu montres sur les réseaux, c’est celle de l’importance d’affirmer ce mot : « poésie ». Comment fait-on, lorsque, comme toi, on a en soi une sensibilité à la poésie, incarnée et vécue, pour la faire sortir de l’aspect élitiste qu’on lui prête à tort, tu seras d’accord, et la rendre accessible, en faire un lieu de communion entre les autres ?
Lémofil : Je pense que quand j’ai fait ma classe préparatoire, j’ai eu les armes pour écrire de la poésie, faire des beaux mots… mais je viens d’un tout petit village à l’origine, Le Chambon-sur-Lignon, et mes potes là-bas, ce ne sont pas des gens qui vont avoir les clés pour s’y confronter. Cependant, je suis persuadé que ça peut toucher tout le monde, que l’on a tous cette part de poésie. Il y a des potes qui sortent des folies, des fulgurances, à des moments de dialogues du quotidien… Et j’ai essayé de trouver quelque chose qui, à la fois, permette de ne pas trahir mes racines, et en même temps de conserver mon goût des beaux textes. Deux choses m’ont aidées : la première c’est la lecture d’un manifeste de Reverdy, qui s’appelle « Cette émotion appelée poésie », que je conseille à tout le monde. Un des propos centraux est d’affirmer qu’il faut utiliser des mots simples ; si l’on n’est pas dans la simplicité du mot, on risque de tomber dans une superficialité qui n’atteindra pas le cœur des gens. C’est pour ça que si l’on développe de grandes idées abstraites, cela n’atteindra pas les gens autant qu’une belle image, métaphore placée au bon endroit.
C’est ce que tu fais dans tes textes en effet, c’est très descriptif, très imagé.
Lémofil : Oui ; pour parler de la rupture par exemple, au lieu de faire de grandes phrases du type « mon dieu, c’est un drame… », je préfère dire « ça me fait mal au bide » ; il y a quelque chose qui se vit de façon concrète et qui parle au public. La deuxième chose qui m’a fait véritablement me rendre compte que la poésie est pour tout le monde, c’est son aspect oral ; car elle vient de là, au départ. Là où le livre peut être impressionnant, dans l’oralité, il y a quelque chose de beaucoup plus brut, de beaucoup plus direct, et c’est plus impactant. Le faire avec de la musique en plus permet d’autant plus la popularisation de la poésie.
Il y a quelque chose de l’ordre du conte, que j’aime beaucoup
Mais d’ailleurs à l’origine c’était vraiment populaire : les chants, la musique, la poésie était avant tout déclamée par des troubadours…
Lémofil : Oui voilà, je suis un saltimbanque ! *rires*
C’est une figure qui t’inspire ? Avec cette idée de raconter des histoires…
Lémofil : Mais complètement ! Il y a quelque chose de l’ordre du conte, que j’aime beaucoup, et puis le fait de se balader de ville en ville, d’aller transmettre ces histoires partout ; j’ai l’impression de ramener dans mes textes mon village, dont je parle beaucoup, et de l’emmener partout, à Paris et même ailleurs.
Oui, comme dans « Ceux qui restent » : on nous raconte une chose qui nous semble dépaysante, et d’un coup cela devient très proche de chez nous. C’est fort de pouvoir en chanson, en paroles, avec les mots, faire vivre un paysage, des trajets ; un espace.
Lémofil : Oui, je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’hommage, vis-à-vis de cet endroit. Mais ensuite, tout le travail est de faire un texte spécifique, auxquels les gens que je connais puissent s’identifier, car cela parle de nos histoires ; et que cela parle en même temps à un public plus large, que tout le monde puisse se projeter dans ce que j’écris, de la manière dont il le veut. Pour reprendre « Ceux qui restent », on m’a fait des retours avec plein d’interprétations différentes : deuils, ruptures, divorces, disparitions… Des histoires de spectateurs très éloignées les unes des autres, en fonction de l’héritage de chacun. Cela permet au texte de vivre ! Pour moi, c’est important de ne pas révéler l’histoire précise qu’il y a derrière. C’est comme lorsqu’on lit la biographie d’un auteur avant de lire son roman ; il y a forcément des choses que l’on va interpréter par rapport à la vie de l’autrice ou de l’auteur. J’aime garder cette part de mystère pour que chacun puisse avoir la place de mettre ce qu’il veut dans le texte.
On sent cependant que tout part d’un vécu très interne ; il y a quelque chose de l’ordre des tripes, des viscères, dans les textes que tu nous livres… Quel rapport on a à la pudeur, lorsque l’on est dans cette situation ?
Lémofil : Grande question ! J’ai à la fois des textes très personnels, qui parlent de sujets assez sombres, et encore, t’as pas tout entendu… *rires*. Souvent je pleure en écrivant. Cela me donne un signe d’authenticité, quelque chose sort, une catharsis : je me dis que c’est un bon texte, que ça touche un endroit où ça fait mal, donc que c’est sincère, et donc que ça peut résonner chez d’autres personnes, potentiellement. Évidemment il faut le penser et le mettre en forme, après, je ne suis pas chez le psy ; c’est d’ailleurs une vraie question, ce que l’on donne au public. Je suis assez convaincu que nos chansons ne doivent pas être des thérapies.
Mais elles peuvent l’être, pour le public !
Lémofil : Oui bien sûr. Mais c’est simplement qu’entre ce que j’écris dans mes carnets et ce que je donne ensuite à voir, il y a une étape de filtre importante, où j’essaie de garder le propos dans lesquels les personnes vont pouvoir s’y reconnaître ; mais il ne faut pas se perdre, il y a un devoir et une responsabilité aussi quant à ce qu’on livre. Tu vois, il y a un texte, notamment, « Gueules cassées », que j’ai écrit et qui est toujours disponible ; avait du sens à ce moment de ma vie. C’est un texte sombre, sur la rupture, où je parle beaucoup de haine. Mais je me suis rendu compte, plus tard, que c’est toujours politique ce que j’écris, et qu’il y a énormément de textes sur la rupture qui promeuvent une forme de violence, je pense à une chanson de Johnny dans laquelle il parle de tuer sa femme au nom de l’amour… C’est récurrent ; dans mon texte, c’est un peu différent, mais il y a des images sombres qui vont dans ce sens. J’aurais aimé avoir la maturité à ce moment-là d’avoir un filtre : garder la haine, certes, mais l’amener différemment.
Compliqué oui, cet équilibre ! D’autant que tu abordes des sujets, tels que l’amour, la communion, la tendresse – titre de ton dernier morceau – qui sont inédits dans le rap. Il y a un aspect politique, dans tout ça, comme tu viens de dire ?
Lémofil : « La tendresse » est une réponse, un mea culpa de « Gueules cassées ». J’ai fait des études de sociologie après ma formation littéraire, j’ai donc pu m’éduquer sur ces sujets, et me rendre compte que les propos de « Gueules cassées » ne sont pas forcément corrects, et qu’il y a des choses à changer dans notre société. Je pense que la tendresse, c’est justement de souhaiter qu’on cesse de romantiser la passion violente, qui passe de l’amour à la haine, et qui amène à justifier des « crimes passionnels », qui étaient il y a encore peu accepté comme circonstances atténuantes… Et la tendresse ce n’est pas tiède, elle peut même être intense ! Ce n’est pas moins intense de continuer de garder un rapport avec son ex. On ne sera plus jamais amis, on s’est fait trop de mal, mais essayons de garder de la tendresse l’un pour l’autre. Je suis persuadé cependant que je n’ai pas une étiquette d’artiste engagé ; par définition tout propos est politique, et cela se fait de biais, même dans les textes qui semblent anodins. Il n’y a pas d’artistes « engagés » et d’autres « non engagés ». Outre ces prises de conscience féministe, l’écologie est également un sujet qui prendra de plus en plus d’importance dans mes compositions ; et dans cette direction, j’espère pouvoir faire suivre des actions, après la parole. Cependant, comme pour tous les autres sujets que j’aborde, il faut que cela parte du quotidien des gens ; je ne veux pas parler comme un scientifique, mais comme un être humain qui vit et voit ces changements, inquiétants, si proches et qui semblent pourtant si lointains.
Comment envisages-tu la suite de ce projet ambitieux, dense et pluriel que représente Lémofil ?
Lémofil : La récitation de poèmes sur Instagram, déclamé de manière rappée qu’on a nommé les « poéraps », a beaucoup plu, et c’est d’ailleurs par là que j’ai commencé avant même la sortie du premier EP ; mais en réalité beaucoup de gens ne savent pas qu’on fait de la musique. Nous prévoyons donc de prendre des poèmes, et d’en faire des morceaux avec composition, avec un vrai clip, quelque chose de beaucoup plus poussé et soigné que ce que l’on a pu faire sur Instagram. Le premier sera « Enivrez-vous », de Baudelaire, avec, toujours, le projet de populariser la poésie. On a aussi des versions orchestrales de certains de nos morceaux qui vont sortir. Mélanges de nouveaux morceaux, de poèmes mis en composition, donc… On a des projets autres, d’EP ou d’albums, avec ce fil rouge narratif que l’on a déjà évoqué. On a la chance d’être encore totalement indépendant, ce qui suppose la liberté de faire tout ce que l’on a envie de faire. Lémofil est une histoire que l’on construit avec ceux qui nous suivent. Je vois les choses sur le temps long, comme une balade avec les gens. C’est la recherche d’une rencontre : qui se fait avant tout sur la scène.
Merci infiniment Tom, d’avoir accepté de partager ce moment avec nous, de nous avoir parlé de ce projet très prometteur ! Pour conclure, car il le faut bien, quels sont les auteurs ou autrices que tu nous recommanderais de lire ?
Lémofil : Je pense évidemment à Cécile Coulon, dont l’univers me parle beaucoup, c’est l’Auvergne que je connais, je vois les petits hameaux se dessiner sous mes yeux… Elle défend d’ailleurs l’idée que la poésie n’a jamais été aussi vivante qu’aujourd’hui ! J’ai vraiment une très grande admiration pour cette poétesse. Anna Akhmatova, aussi : l’histoire de la personne est assez fascinante, sa vie est presque un roman… Ses poèmes, interdits de publications en URSS, se sont transmis d’abord essentiellement par l’oral. En définitive, on retrouve avec elle l’essentiel, la transmission populaire de la poésie. Et pour nous, effectivement, c’est une communion avant tout, et c’est sur scène que cela se passe : regarder les gens dans les yeux, c’est le secret !
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