Zone critique poursuit et achève sa réflexion critique sur l’ouvrage paru aux Éditions du Cerf, Théologie et politique – La controverse et témoigne de la vivacité des réflexions entre le théologien Erik Peterson, et le juriste Carl Schmitt.
Survie de la théologie politique ?
Dans son texte intitulé Le Monothéisme comme problème politique, Erik Peterson a donc tenté de démontrer que, de part sa structure théologique propre, trinitaire, le christianisme ne peut ni ne doit justifier aucun ordre politique. Du moins est-il parvenu à faire voir que, au point de vue historique, le monothéisme trinitaire ne porte en lui-même, essentiellement, aucune justification nécessaire, allant de soi, des régimes monarchiques tels que l’Antiquité les a pu connaître. En somme : du Dieu unique à l’unique empereur du monde, la conséquence n’est pas bonne…
En somme, la pensée de Schmitt commence là où s’achève celle de Peterson. De là qu’il y eut entre eux tant de malentendus, et d’équivoques, et de mécomptes.
Cela cependant, comme le croyait Peterson, conduit-il nécessairement à la ruine de toute théologie politique possible ? Je ne le crois pas ; et d’abord parce que le sens même de cette formule, très neuve dans l’histoire, et tant dans sa pensée que dans celle de Carl Schmitt, demeure assez obscur, sinon impénétrable. Qu’il y ait une théologie du politique, cela paraît incontestable et très évident : je l’ai dite. Mais est-ce bien ce que par là Carl Schmitt entendait ? Rien n’est moins assuré, et c’est la raison pour quoi donner raison à Peterson, dans certaines limites, ne dispense pas de lire, et de méditer, les ouvrages que le juriste allemand consacre à cette notion complexe, et que sa roublardise suprême d’ailleurs prend plaisir à ne jamais définir nettement, et franchement. En somme, la pensée de Schmitt commence là où s’achève celle de Peterson. De là qu’il y eut entre eux tant de malentendus, et d’équivoques, et de mécomptes. Peterson fait bien voir la précédence du théologique sur tout politique comme tel, mais du fait même de sa doctrine confuse de la création, il se rend par là incapable de penser autrement que comme une superposition extérieure la cohabitation dans le monde du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, en termes plus modernes : de l’Église visible et de l’État. Certes, dans le contexte où Peterson écrit, sa thèse lui donne l’avantage, en tant qu’il ne pouvait y avoir aucun accommodement entre l’État nazi et l’Église catholique, apostolique et romaine. Mais les problèmes paraissent dès là que l’on tente, comme il semble lui-même y encourager ses lecteurs, l’amplification de sa pensée à toute forme de souveraineté politique.
Certes, également, la démonstration de Peterson prouve que l’Église n’est pas une institution politique, au sens où elle serait impliquée, c’est-à-dire toujours peu ou prou compliquée dans le domaine du politique. Bien au contraire, de par sa théologie, elle institue hors d’elle la totalité du politique comme tel, en ses conditions métaphysiques de possibilité ; elle en porte avec elle, ou bien plutôt elle représente en elle le fondement, qui est au-delà d’elle, et ainsi elle rend possible le déploiement de toute vie politique, dont elle ouvre la dimension pour l’homme. Schmitt, cela, il le pressent fort bien, qui diagnostique dans le monde qui l’entoure la mort lente du politique en tant que tel, dévoré et dévasté par l’économie et la technique. Dans sa Théologie politique de 1922, il pouvait alors écrire ces lignes qui semblent annoncer le macronisme non pas comme le mouvement politique qu’il n’est pas, mais comme l’agonie du politique, purement et simplement, qui s’accomplit sous nos yeux : « Rien n’est plus moderne aujourd’hui que la lutte contre le politique. Financiers américains, techniciens de l’industrie, socialistes marxistes et révolutionnaires anarcho-syndicalistes unissent leurs forces avec le mot d’ordre qu’il faut éliminer la domination non objective de la politique sur l’objectivité de la vie économique. Il ne doit subsister que des tâches techniques, organisationnelles, économiques, sociologiques, les problèmes politiques sont censés disparaître. D’ailleurs, le type de pensée économique et technique qui domine aujourd’hui est incapable de percevoir une idée politique. L’État moderne semble être réellement devenu ce que Max Weber voit en lui : une grande entreprise. En général, une idée politique n’est comprise qu’à partir du moment où l’on réussit à mettre en évidence le cercle des personnes qui a un intérêt économique plausible à s’en servir à son avantage. »
L’Église et la politique : deux conceptions.
Si donc il fallait s’essayer à faire, face à face, l’abrégé de ces deux pensées, je dirais d’abord que pour Peterson, l’indépendance de l’Église à l’égard de tout régime politique ne se peut comprendre que comme l’absence totale de signification politique de l’Église. Pour Schmitt, l’indépendance de l’Église à l’égard du politique est une indépendance fondatrice, et en somme directrice : elle ne dépend pas de, car c’est l’ordre politique comme tel qui, tout entier, dépend d’elle. Cette indépendance est donc garantie par une théorie de la signification politique suprême de l’Église, non pas en tant qu’elle serait elle-même comprise dans l’ordre politique, mais en tant que littéralement elle le comprend, c’est-à-dire tout à la fois le prend et le prend avec elle, et aussi le rend lisible à lui-même, le révèle à sa propre vérité.
La présence de l’Église au-dedans du monde garantit la possibilité pour l’ordre politique de se construire et de se déployer. C’est ce fait pris à sa source même, dont Claudel décrivait cruellement les conséquences à Fontaine, en 1910 : « Un homme qui est hors de l’Église devient aussitôt un isolé. Il n’a plus de repères et ne sait pas où il va. Il est frappé de cette terrible malédiction de ne plus pouvoir faire de bien à personne ». Et d’ajouter : « tous les liens sont dissous, excepté ceux dont il est lui-même garrotté ». En ce sens-là, bel et bien, l’Église institue l’ordre politique – mais du dehors de lui-même, de plus loin que lui, ce qui est certes le sens même de toute acte d’institution. Contre la domination du politique par l’économique et le technique, et sa dissolution au dedans d’eux, Schmitt considère que l’Église catholique, apostolique et romaine possède en elle les ressources théologiques seules capables de sauver le politique, – et peut-être même de le sauver de lui-même, dans ses dérades nombreuses, en lui donnant une fois pour toute sa forme ou bien sa figure vraie. En ce sens faut-il comprendre ces lignes de Catholicisme romain et forme politique : « si la pensée économique réussissait à réaliser son but utopique, c’est-à-dire à conduire la société humaine à un état absolument apolitique, alors l’Église resterait la seule représentante de la pensée politique et de la forme politique ». La place me manque hélas pour entrer suffisamment avant dans la pensée de Carl Schmitt, et alors tenter de changer cet abrégé bref en une véritable synthèse. Seulement, il convient de souligner le grand risque que la pensée du juriste allemand fait courir à la théologie catholique, en miroir pour ainsi dire de celle de Peterson, à savoir celui de se voir réduite à un instrument d’intelligence du politique. Certes, de par sa visibilité, l’Église aussi rend visible tout cela qu’elle n’est pas, et dont elle fait paraître dans le monde les conditions nues de possibilité. De par sa visibilité, l’Institution catholique romaine est instituante, – mais elle ne peut l’être que parce que, toujours d’abord, elle est en elle-même vivifiée surnaturellement par la Vie en soi, absolue et infinie, de son Principe transcendant et trinitaire. L’Église est instituante parce qu’elle seule fut instituée, dans le monde, par le Créateur même du monde. Sa visibilité au sein de l’univers, l’Église la tient tout entière de la visibilité, une fois pour toute, du Christ dans l’événement de son Incarnation, qu’elle prolonge ici-bas et qu’elle représente. L’Église, écrit Schmitt, « symbolise à chaque instant le lien historique avec l’Incarnation et le sacrifice du Christ sur la croix, elle représente le Christ lui-même, personnellement, le Dieu fait homme en sa réalité historique ».Deux impasses en miroir, et peut-être une troisième voie…
Autrement dit, elle ne s’épuise pas dans son acte de manifestation d’elle au-dehors, dans la Création, dans l’Incarnation puis dans le mouvement même de salvation des hommes durant le temps long de l’histoire.
C’est en somme ce que Peterson, séparant trop la constitution du créé de l’Être créateur, c’est-à-dire la teneur ontologique de la Création et celle du Créateur, en lui-même, se rendait alors incapable de penser de façon suffisante. Mais c’est aussi là que Schmitt prend le risque d’oublier l’engagement de la Trinité tout entière dans l’Incarnation du Christ, engagement qui la fait sortir d’elle-même sans que pour autant elle ne se quitte, ou ne se diminue ou bien même ne se change en elle-même : la Trinité vient dans le monde sans abandonner la perfection subsistante de sa vie propre, dans elle-même et hors du monde. Elle est donc toujours là, présente, auprès de l’homme, sans jamais s’être éloignée d’elle-même, expropriée ou expatriée de son propre sein. Autrement dit, elle ne s’épuise pas dans son acte de manifestation d’elle au-dehors, dans la Création, dans l’Incarnation puis dans le mouvement même de salvation des hommes durant le temps long de l’histoire. De même donc l’essence de l’Église ne se peut-elle réduire à ce qu’elle révèle et rend possible – et ne peut-elle non plus se compromettre avec ce qu’elle fonde, comme si elle lui était égale, et comparable. User trop, cependant, de la notion de théologie politique, c’est prendre le risque d’absorber le politique dans le théologique. Peut-être, alors, faut-il prendre garde à se souvenir toujours de ce que, dans la pensée même de l’Église, « il n’y a pas, à proprement parler, une théologie de l’histoire, mais une théologie de l’économie divine qui se réalise dans l’histoire, de même qu’il n’y a pas une théologie politique, au sens où le politique serait résorbé dans le théologique, mais une théologie du politique, au sens où rien d’humain n’est étranger au dessein de Dieu ». Aussi l’Église n’a-t-elle pas à mendier auprès d’aucun régime politique sa place dans le monde ; c’est elle, bien au contraire, qui donne indirectement à toute chose sa place véritable dans l’Univers visible et visible, et qui a pour mission de rendre toute chose à sa place première. Cette entreprise a nom la Rédemption, et elle ne peut être accomplie que par Dieu, dont l’Église est ici-bas l’humble moyen, réel et visible, dehors et dedans nous.