La démarche est assez inhabituelle pour être relevée d’emblée : Pierre Michon a publié au mois de mars un texte paru une première fois en volume il y a plus d’un quart de siècle (La Grande Beune, Verdier, 1996) pour l’accompagner d’une seconde partie jusqu’à présent inédite, intitulée, de manière complémentaire, La Petite Beune. Réunis sous une même couverture, ces deux récits forment désormais un diptyque sensuel dont le titre commun Les Deux Beune (Verdier, 2023) souligne les interdépendances réciproques – au détriment des interrogations qui les séparent.
Questionné il y a quelques années sur le caractère bref, fragmentaire et en quelque sorte inachevé de LaGrande Beune, Michon indiquait qu’il s’agissait là d’un choix délibéré, conforme à son ambition de vouloir rester “en déca” du roman, qu’après « il fallait de l’action, la possession ou le renoncement, la fornication ou le meurtre, […] tous ces évènements très relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose ».
Pourtant l’auteur, en dépit de ces affirmations, a ressenti le besoin de revenir sur La Grande Beune – alors que l’achevé d’imprimer lui donnait quelque chose de définitif –, et de lui accoler un second récit pour en faire un véritable « roman ». C’est bien l’appellation figurant sur les feuilles de garde des Deux Beune ; tandis que la publication de 1996 était dépourvue de toute indication catégorielle. À croire qu’entre-temps Michon aurait succombé à l’un de ces « évènements très relatifs et arbitraires » qui selon lui façonne le romanesque.
Comment expliquer cette poursuite du projet ? Et surtout : dans quelle mesure est-elle concluante ?
Un héritage culturel pré-humaniste
Tout d’abord, il faut bien distinguer les deux parties du roman. Présentées sous un même titrage, liées par des éléments d’intrigue communs, l’une et l’autre pivotent néanmoins autour d’axes de gravités distinctes. La Grande Beune est avant tout un récit de rencontres ; des rencontres qui se font dans le sillage d’une première affectation d’un jeune instituteur au bourg (fictif !) de Castelnau, sur les rives de la Beune en Dordogne où il entre en contact avec un ruisseau, un paysage, des hommes et des femmes (en particulier avec une buraliste dont on reparlera), avec tout un héritage culturel en somme qu’en tant que maître d’école il est censé transmettre à ses élèves.
Apparaît alors une première divergence avec, d’un côté, une certaine conception républicaine, positiviste et humaniste de la culture. Celle que les pères de la IIIe République, « les barbichus » comme les nomme le texte, ont cru bon et utile de transmettre aux jeunes générations et où la belle écriture, la maîtrise de l’orthographe et des règles grammaticales tiennent un rôle imminents. En même temps, Pierre Michon met en avant une conception plus archaïque, plus intemporelle de la culture avec des renvois au patrimoine naïf – dans l’acceptation noble du terme – remontant jusqu’au Paléolithique et dont, justement, les environs de la Beune conservent les vestiges. Le développement de motifs cynégétiques et halieutiques, mais aussi la place de choix accordée aux peintures rupestres tout au long du récit, conférant à ce dernier sa cohérence narrative, en témoigne : « … c’était les silex, les fabuleux silicates qui ont reçu les noms de patelins perdus et qui ont en retour chargé ces patelins d’un morceau d’âge, ont creusé dessous d’infinies catacombes, plus vieilles que Mécènes, plus vieilles que Memphis, toute la Genèse avec tout ses défunts, si bien qu’on se demande à qui s’adresse le maire des Eyzies, le 11 Novembre, avec son petit papier dans la bise devant le monument aux morts ».
C’est le bien-fondé même que revêt le maître-mot de “culture” en République qui est remis en question à travers ce premier infléchissement. Avec la mise en évidence d’une continuité historique embrassant une vaste périodicité allant jusqu’aux peintures préhistoriques de Lascaux ; voire au-delà : « C’était Lascaux au moment où les célibataires accroupis épousent leur pensée, conçoivent, brisent les bâtons d’ocre et touillent le charbon de bois dans une flaque, se taisent, le chapeau à andouillers posé à côté d’eux ».
En parallèle à cette orientation historique, Les Deux Beune développe une seconde trame narrative, plus terre-à-terre, racontant l’attirance croissante éprouvée par le jeune instituteur pour la buraliste susmentionnée chez laquelle il s’approvisionne très régulièrement en cigarettes et dont le fils de sept ans, qu’en l’absence du père elle élève seule, fréquente sa classe. Si cette seconde thématique rejoint la première à travers un mouvement conflictuel comparable, qu’est en l’occurence celui d’un instituteur oscillant entre son devoir éducatif et son désir charnel pour une femme mûre, elle se met cependant moins aisément en place, frôlant ici et là les facilités presque mélodramatiques du triangle amoureux, d’une banale histoire de désir, d’une initiation sexuelle finalement manquée.
Le récit frôle les facilités mélodramatiques du triangle amoureux, d’une initiation sexuelle finalement manquée
« il fallait de […] la fornication »
Ce n’est que dans la seconde partie du roman que le désir prend son envol. Là où La Grande Beune, après avoir débuté par une indication temporelle concrète « 1961 » (l’année où Gagarine s’envolait dans l’espace, où des généraux organisaient un putsch, où personne n’avait l’intention d’ériger un mur …), tire le récit graduellement vers le passé, puisant à l’occasion dans l’imaginaire du mythe, du fabliau, du conte, de la tradition orale, des usages locaux et des récits bibliques, l’intrigue de La Petite Beune quant à elle, est animée par une force antagoniste, fortement orientée vers l’avenir et la réalisation de cet accouplement avec la buraliste esquissé en amont et de plus en plus désiré par le narrateur. « L’accouplement est un cérémonial – s’il ne l’est pas c’est un travail de chien » précise d’ailleurs à ce sujet la quatrième de couverture.
Dès lors la spirale narrative se resserre, justifiant pleinement l’appellation de « roman ». Des personnages que l’on prenait pour secondaire gagnent ainsi en épaisseur. À l’instar de Jean-le-Pêcheur dont La Petite Beune décrit les activités nocturnes, parfois illicites ; ou de son acolyte Jeanjean, chasseur passionné qui à l’occasion se révèle un habile manieur de fouet. Aussi apprend-on que les parois de la grotte dont les deux compères contrôlent l’accès n’ont pas toujours été aussi nues que les impressions cueillies lors d’une visite rapportée dans la première partie du texte le laissaient croire. Cette révélation donne aux interrogations liées à la question de la transmission d’un héritage culturel soulevée dans La Grande Beune une nouvelle dimension, moins métaphysique. Dorénavant ce n’est plus la continuité historique, mais l’idée d’insoumission, de braver la loi, de défier les règles en place qui domine le texte.
Dans cette seconde partie l’écriture devient plus scénique aussi, avec des moments renvoyant non plus au Roman du Renard mais visiblement inspirés par le cinéma hollywoodien, les westerns, les série B, le théâtre et le Carnaval. Alors que la première partie est composée de longs passages faits de phrases aussi sinueuses que le courant de la Beune, multipliant les points virgules comme autant d’infléchissements méandriques, la seconde recourt davantage aux interlignes et aux paragraphes courts constitués d’énoncés poignants et de répliques dialogales. Il en résulte un certain halètement, une mise en apnée. Laquelle, de pair avec une sexualisation croissante de la faune, entraîne la narration vers ce « trou de l’entonnoir », mentionné dès l’incipit, qu’est le désir charnel. Devenu presque obsessionnel au fil des pages, ce dernier provoque un engouement allant crescendo, poussant le récit jusqu’à son acmé aussi prévisible que libérateur.
Si Pierre Michon a cru nécessaire de revenir sur son texte, comme jadis Pierre Bonnard retouchant ses toiles exposées au Louvre, c’est probablement parce que cette veine sensuelle et érotique enfouie dans La Grande Beune n’avait pas été consumée. Voilà qui est fait.
- Les Deux Beune, Pierre Michon, Verdier, 2023
Crédit photo : Pierre Michon © Jean-Luc Bertini