Théâtre Ouvert nous offre une fois de plus l’occasion de renouer avec la langue nerveuse de Clémence Attar, et nous ramène aux Enchantements, une barre d’immeubles écrasée par la chaleur. Présenté d’abord en lecture, ce texte de la jeune autrice est représenté ici pour la première fois dans une version scénique signée par le collectif STP.
C’est l’été aux Enchantements, une cité au nom qui fleure bon le socialisme utopique des années 1970 et les barres d’immeuble trop tôt vieillies. Tout le monde s’ennuie pendant ces grandes vacances. La canicule domine tout, et la précarité financière ne permet pas de se payer une virée à la mer. Dans ce monde hiérarchique, il y a le groupe des garçons et le groupe des filles, chacun sagement cantonné dans son espace ; et pourtant, les rêves sont les mêmes d’un étage à l’autre de la cité. On veut « faire du biff », le plus vite et le plus facilement possible, on veut partir, on se drague de loin par messages, on veut changer les choses et on imagine des plans faramineux qui ne se réaliseront jamais, pour contrer le vide des longues journées d’été. Summertime sadness, un peu ? Pas vraiment, tant la langue de Clémence Attar épouse au mieux l’inventivité verbale de cette langue « populaire », son humour du tac au tac toujours en lutte contre la morosité de la vie, la façon de toujours se provoquer, se chercher. Mais sans cynisme non plus : même si au fond, ces jeunes sont déjà convaincus que la société ne peut rien pour eux, que la piscine sera toujours en travaux, qu’ils ne partiront pas en vacances, et qu’à moins d’un miracle – l’idée du siècle, un jackpot, un coup de bol – ils resteront fauchés, ils n’abandonnent pas. S’ils râlent, c’est pour mieux réagir, à l’image d’un des personnages masculins toujours en quête d’un nouveau business pour les rendre millionnaires.
Muscler la langue
Dans les solitudes de leurs espaces confinés – le café d’en bas, les appartements où l’on se retrouve pour traîner ensemble sans but précis – il ne reste à ces jeunes gens désœuvrés rien d’autre que leur langue pour lutter contre les récits qui les enferment habituellement. Le travail de Clémence Attar sur cette langue de la « rue » se révèle extrêmement fin et précis. Car il s’agit bien d’une vraie langue vivante, ce français rebelle et nerveux, une langue mouvante, nourrie de l’arabe, de l’anglais, d’inventivité verbale, et qui sera peut-être obsolète dans dix ans. Mais ici, il faut souligner surtout le beau travail de la direction d’acteur·ices, qui a travaillé à muscler ce langage « quotidien », à lui donner une vraie force théâtrale. Ce n’est pas parce que c’est la langue de la rue qu’elle en devient anodine ; bien au contraire, on la reconnaît sans la reconnaître, elle nous devient aussi nécessaire et puissante qu’aux six acteur·ices, dont l’engagement et la fraîcheur sont communicatifs. On rit beaucoup de leurs sorties qui fusent en feu d’artifices au milieu des silences accablés de la canicule. Et c’est de ces discussions que jaillissent aussi les idées, les envies et l’énergie pour construire des châteaux en Espagne – ou pour ramener la mer à la ville. On raconte le monde qu’on voudrait voir, et ça marche : les enchantements c’est maintenant, tout de suite.
Le visage de l’utopie
Les garçons achètent une piscine gonflable qu’ils installent dans un appartement vide, les filles aménagent une plage avec du sable récupéré dans des parkings. Dans ce monde plat et vide, il ne faut pas grand-chose pour faire entrer l’aventure, comme sur une scène de théâtre, même si la forme en est grossière : des faux palmiers, des bouées-dragon, et on peut se mettre à rêver dans son décor.
Bien sûr, au départ le but est clair : le rêve doit être rentable ! Si on investit dans le plastique, c’est pour faire des affaires. L’accès à la plage ou à la piscine gonflable se monnaye pour les habitants de l’immeuble privés d’accès à l’eau, et plus généralement à la dolce vita des vacances au soleil. Mais au fond, Clémence Attar et Louna Billa parviennent surtout à capter cet étrange sentiment de vide qui s’empare des personnages lorsque leur but est atteint : la fortune, le business restent des grands mots d’adulte que l’on manipule pour se faire rêver. Le véritable but, c’est Mo qui le formule vers la fin de la pièce : au fond ils n’ont pas vraiment fait pour ça pour « faire du biff », mais plutôt pour « faire kiffer les petits, c’est tout ».
Dans cet univers de jeunes adultes en devenir, pris entre le réalisme de l’immeuble vieillissant et l’incertitude du vaste monde où ils aimeraient entrer dans le cas des gagnants, Clémence Attar et Louna Billa nous offrent un espace d’imagination réjouissant.
Dans cet univers de jeunes adultes en devenir, pris entre le réalisme de l’immeuble vieillissant et l’incertitude du vaste monde où ils aimeraient entrer dans le cas des gagnants, Clémence Attar et Louna Billa nous offrent un espace d’imagination réjouissant. Et comme dans un conte, l’eau tant désirée finit par s’infiltrer partout, jusqu’à tomber du ciel. Peut-être qu’il a suffi d’entreprendre quelque chose pour que très doucement, le monde commence à se transformer.
- Les enchantements, texte de Clémence Attar, mise en scène de Clémence Attar et Louna Billa, une création du collectif STP. Aux Plateaux Sauvages (Paris) du 15 au 27 janvier 2024.
Crédit photo : Les Enchantements © Christophe Raynaud de Lage