Un contexte : violence et répression
Pendant douze siècles, l’Afghanistan et les pays d’Asie centrale ont connu une remarquable période d’échange, de dialogue interculturel et de tolérance religieuse. Ce contexte a permis le développement de la langue, de la culture et des arts. L’Afghanistan est toujours considéré comme la clef de l’Asie centrale et le point de rencontre entre l’Est et l’Ouest. Cette région a connu après les grandes conversions religieuses les mêmes grandes tourmentes que le reste de l’Asie centrale : la pression altaïque, la chevauchée mongole et l’adoption de l’Islam, qui s’imposera par la suite et deviendra sa religion officielle.
Il faut rappeler aussi que l’Afghanistan est un morcellement de territoires habités par des ethnies très différentes, qui possèdent chacune leur langue, leurs coutumes, et leurs caractéristiques propres. On distingue ainsi des Tadjiks, des Ouzbeks, des Turkmènes, des Hazaras, des Kirghiz, des Pachtouns, pour ne citer que les principales ethnies. Les Pachtouns constituent l’élite du pays, une ethnie dominante qui a procuré au royaume le plus de rois, et le plus d’hommes cultivés à travers l’histoire.
L’usage de 32 langues différentes, dont 12 ne se parlent qu’en Afghanistan, et la diversité ethnique font de ce pays un carrefour des cultures et un paradis des anthropologues. Mais depuis deux cents ans, l’Afghanistan a subi des guerres colonialistes , différentes des guerres arabes ou mongoles. Lors de l’invasion britannique du XIXᵉ siècle puis lors de l’invasion soviétiques en 1979, la culture a été l’un des enjeux principaux de la résistance. Cependant, dans ce processus, la culture a perdu de sa valeur à travers la destruction du patrimoine culturel et la censure de la littérature engagée.
La Destruction du patrimoine culturel
En effet, la violence en Afghanistan n’est pas une, mais multiple. Il n’y a pas que les actes barbares commis contre l’humanité, mais il existe aussi une violence aveugle contre la culture. Ainsi, en détruisant les bouddhas géants, les Talibans ont massacré le patrimoine culturel afghan. Ces géantes statues qui veillaient depuis mille cinq cents ans sur la vallée de Bamiyan, constituaient selon Koichiro Matsuura, une partie importante de la mémoire afghane. Elles constituaient aussi un témoignage vivant et exceptionnel de la rencontre de plusieurs civilisations et un patrimoine qui appartenait à l’histoire de l’humanité.
Ce crime contre la culture a été commis au nom d’une interprétation obscurantiste de l’Islam. Au nom de la foi, le mollah Omar a ordonné la destruction de ces chefs-d’œuvre du patrimoine afghan. Par leurs actes barbares, les Talibans ont ainsi desservi l’Islam au lieu de contribuer à son rayonnement. Ils ont violenté et assassiné la mémoire du peuple afghan.
Le projet des Talibans se distingue par sa volonté d’anéantir un peuple et de le vider de sa culture propre pour instaurer une culture étrangère, obscurantiste et tribale. L’Afghanistan a subi une tragédie irrémédiable suite à la destruction de son héritage culturel, des archives et des sites historiques, la fermeture des centres d’arts et de littérature, et la répression de toute pensée qui contredit la lecture spécifique de la charia.
Violence contre les intellectuels
L’histoire des intellectuels afghans est une histoire cruelle et sombre, notamment à l’époque des Talibans. L’oppression, la torture, la violence, la persécution contre les femmes écrivaines sont des notions fondamentalement liées à l’histoire contemporaine de l’Afghanistan.
Ainsi, après le coup d’Etat d’avril 1978 mené par le parti démocratique, les premières victimes de la répression et de la violence ont été les artistes et les intellectuels. Selon Latif Pedram, un grand nombre de livres de l’Université de Kaboul, jugés « bourgeois », ont été retirés et détruits. Exclus de toute circulation ou distribution, d’autres livres moisirent sous scellés dans les caves. Cela incitera les écrivains et les intellectuels à combattre la censure et à défendre la culture en manifestant leur désaccord avec le régime pro-soviétique.
Pour imposer leurs valeurs, les Talibans ont par la suite interdit les arts et la poésie, en imposant des restrictions dont l’interdiction de la reproduction des images, des sculptures, des peintures qui ressuscitent des idoles et rivalisent avec le Coran. Ainsi les intellectuels qui ne respectaient pas ces restrictions subissaient toutes sortes de représailles, allant de l’emprisonnement à la violence physique.
Dans ce contexte, il est inimaginable que les femmes écrivaines puissent jouir de leur liberté d’écriture. Les Talibans considèrent les femmes comme un être faible, sans aucun rôle significatif dans la vie sociale. C’est pourquoi, lorsqu’ils veulent dénigrer un homme, ils disent de lui qu’il est une femme. Les écrivaines ont été souvent objet de violence, soit par les Talibans, soit par leurs maris, parce que la culture tribale afghane est essentiellement un écho des valeurs et des normes masculines.
La littérature : une chambre d’écho
La littérature afghane se fait l’écho de cette histoire tourmentée. Pendant la guerre contre les Soviétiques, la littérature porte en général sur la religion et la liberté. Culzarak Zadram, par exemple, publie en 1983 un livre en pashto intitulé : “Afghanistan, terre du jihad : les soulèvements de Paktya“. L’exil et la guerre sont également massivement représentés dans le roman afghan : celui-ci met en scène, fréquemment, des personnages en plein désarroi pour lesquels la violence, l’exil et la guerre constituent essentiellement une expérience de crise qui rend le réel insaisissable.
La société afghane et ses tourments occupent ainsi une place primordiale dans l’univers romanesque. La fiction met en scène le rapport problématique entre l’écrivain et sa terre, sans se départir d’une dimension spirituelle. De nombreux écrivains afghans connaissent bien les cultures voisines et maîtrisent l’histoire de leur pays : citons à ce sujet les écrivains Chékéba Hachemi, Mohammad Daoud Miraki, et Mohammad Zaman Khan. Leurs textes ne cessent de questionner l’identité afghane, dans une littérature qui se dit moderne, singulière et originelle. L’esthétique de l’écriture afghane est soutenue par une poétique langagière singulière, ancrée dans les circonstances du quotidien afghan. Elle est aussi caractérisée par l’errance et la recherche permanente des origines. L’écrivain cherche dans la langue une nouvelle identité, au-delà des frontières géographiques. L’écriture devient donc l’espace de la recherche et de la renaissance continue.
Le roman afghan se présente enfin comme un voyage discret au cœur de la douleur : il est souvent tissé de phrases brèves et haletantes. Il se singularise par son esthétique du dépouillement et de la répétition.
Aujourd’hui de nombreux auteurs afghans sont mondialement connus : Khaled Hosseini (Les cerfs-volants de Kaboul, Mille Soleils splendides, Ainsi résonne l’écho infini des montagnes, Une prière à la mer), Atiq Rahimi (prix Goncourt 2008 pour son roman Syngué sabour, mais aussi auteur de Terre et cendres, Le Retour imaginaire, La Ballade du Calame, Les Mille maisons du rêve et de la terreur, Maudit Soit Dostoïevski et Les porteurs d’eau), Spôjmai Zariâb (Ces murs qui nous écoutent et La Plaine de Caïn), sa fille Chabnam Zariâb (Le pianiste afghan) Asef Soltanzadeh (Perdus dans la fuite) ou encore Mohammad Hossein Mohammadi (Les figues rouges de Mazâr).
D’autres le sont moins, et c’est d’eux que nous souhaiterions vous parler à présent.
Des visages
Nadia Anjuman est née en 1980 à Herat. Elle a vécu une enfance difficile et a poursuivi des études interrompues à cause des Talibans. Diplômée de l’université d’Herat, elle est devenue l’une des représentants de la littérature afghane contemporaine dans les milieux littéraires en Afghanistan et en Iran, notamment après la publication de son recueil de poèmes “Gul-e-dodi” (Fleurs rouge sombre) en 2005. Elle a été tuée par son mari, battue à mort alors qu’elle n’avait que vingt-cinq ans à cause de son engagement poétique. Malgré son jeune âge, elle s’est engagée pour défendre la cause féminine en publiant des textes de poésie. Son assassinat est un exemple concret de la violence contre les intellectuels en Afghanistan.
Abdul Ghafoor Liwal est né en 1974 à Kaboul. Il a étudié la langue et la littérature pachto à l’Université de Kaboul. Il a travaillé comme journaliste en Afghanistan pour Radio Free Europe / Radio Liberty. En 1999, les Talibans ont menacé Liwal et son agence de presse alors qu’il effectuait des recherches sur un groupe de défense des droits humains, parce que les membres des Talibans étaient mécontents du travail accompli par ce groupe. De 1997 à 2001, il a rendu compte des droits de l’homme dans le sud de l’Afghanistan pour une ONG appelée Centre de coopération pour l’Afghanistan. À la demande du président Karzaï, M. Lewal a créé le Centre d’études régionales de l’Afghanistan au début de 2007. En tant que directeur de ce centre, il a supervisé cinq instituts de recherche qui étudient la politique, la culture, l’histoire et l’économie en Afghanistan et dans les pays voisins. Le centre publie un journal trimestriel trilingue et organise des conférences régulières avec des universitaires et des hommes politiques. En 2015, il a été nommé sous-ministre au ministère des frontières et des affaires tribales en Afghanistan. Liwal écrit à la fois de la poésie et de la prose et a publié plus de dix livres. Parmi ses recueils de poésie, citons : Cri, Feu et Amour, Vous êtes ma poésie entière et Non, je ne vous avais pas oublié. Poète engagé, sa poésie reflète son expérience personnelle : la souffrance, l’amour et les menaces des Talibans, ainsi que ses activités sociales, journalistiques et culturelles ont eu un impact certain sur sa personnalité de poète.
Quelques extraits
“ Le bruit des pas verts sous la pluie
Venant de la route, maintenant !
Des âmes assoiffées
Et des jupes poussiéreuses
Apportées par le désert
Leurs souffles brûlants mêlés au mirage
Bouches sèches souillées de poussière
Venant de la route, maintenant !
Des corps tourmentés,
Des jeunes filles ont appris la douleur
La joie a quitté leurs visages
Des cœurs vieux bordés de fissures
Aucun sourire n’apparaît sur les océans sombres de leurs lèvres
Pas une larme ne jaillit des vallées asséchées de leurs yeux
Oh mon Dieu !
Puis-je savoir si leurs cris sans voix ont atteint les nuages,
Ou les hauts cieux ? ”
Nadia Anjuman, Le bruit des pas verts sous la pluie
***********************
“Voici la nuit
La poésie illumine mes instants
Voici l’exaltation
Qui peigne mes cordes vocales
Quel est ce feu
Merveille et étrange
Qui m’abreuve…..
(…)
Aube
Chère aube
Ne déchire pas la soie de mon imaginaire !”
Nadia Anjuman, Poussière d’étoiles
***********************
” La lumière des étoiles
Est incarcérée dans une cage
Comment il-est donc ton cœur ?
Sans aucun doute,
Il flotte brutalement
Il chante toujours
Contre l’obscurité qu’il connait
Afin de ressentir la piqûre de la fatigue
De la mort !
Et passe sereinement
Cette courte vision de la vie
De celui qui ne voit jamais
La pure lumière.
Ton gémissement empoisonné
Tient ton cœur
De sa griffe, il bafouille toute ta peur
Jusqu’à maintenant, il n’était pas comme toi
Tu as vendu ta décision et tu n’as pas pu chanter
Ne sois pas calme
Et embrasse ta tombe !
Cage d’albâtre blanc
Espace pâle
Je m’incarcérerai pas ici
Comme un oiseau sage
Mes mots s’envolent en toute liberté
Ils s’envolent pour vivre
Encore une fois.”
Nadia Anjuman, Fleurs rouge sombre
***********************
” Et moi,
Je devais prouver mon existence contre tout,
en marge de tout.
Ni monarchiste,
ni communiste,
ni féministe,
ni mystique…
Sans ordre aucun !
Je n’étais rien d’autre qu’un anarchiste. Mais sans le savoir. C’est aujourd’hui que je m’en rends compte.
Jeune, j’étais déjà ailleurs.
Sans patrie, sans terre.
En exil,
dans l’écriture.”
Atiq Rahimi, La Ballade du calame
*****************
“Les puissants de ce monde redoutent ceux qui s’enivrent, répondit le Voyageur, à cause de l’allégresse, de la furieuse gaîeté qui parfois brisent les idoles. Eux-mêmes ne s’enivrent jamais car ils se gavent de sang. Quiconque, dans sa vie, a goûté du sang d’homme, est incapable ensuite de supporter le vin. À celui-là, l’ivresse est fade, et sa vérité bien trop amère.
– Ô Madjnoûn ! Pourquoi le Prêtre du Haut Temple déteste-t-il ceux qui s’enivrent ? Pourquoi fulminent-ils contre la voix limpide des chanteuses, contre la souple grâce des danseuses ?
– Celui qui pousse les hommes à aimer la mort ne saurait prendre goût aux nourritures terrestres, aux fruits de la beauté vive. Celui qui invite à l’écoute outre-tombe, lui-même jamais n’ouvrira son cœur à la force qui danse, à la joie qui jaillit, à l’amour qui s’élève en chant. ”
Sayd Bahodine Majrouh, Le Voyageur de Minuit
Références
- FARHADI (Ravan), Kabul Times Annual, Kabul, 1970.
- JAVID (Mohammad Ismail), Le statut de la femme dans le contexte culturel et religieux afghan, Bruxelles, S.I.R.E.S, 2015.
- MATSUURA (Koichiro), PEDRAM (Latif)et autres, Afghanistan : mémoire assassinée, Paris, Les Mille et une nuits, 2001.
- POULTON (Michelle et Robin), L’Afghanistan, Paris, PUF, 1981.
- ROY (Olivier), En quête de l’Orient perdu, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2014.
Outhman Boutisane
Chercheur en littérature afghane contemporaine, Université Abdelmalek Essaadi