C’est l’événement littéraire du printemps : Les Soixante-Quinze Feuillets et autres manuscrits inédits — en réalité, soixante-seize feuillets —, la version la plus ancienne de la Recherche du temps perdu, le premier état de ce qui va devenir la Recherche, est paru en avril chez Gallimard. On connaissait l’existence de ces manuscrits, attestés par des notes de Proust dans un carnet de travail de 1908, et mentionnés par le critique et éditeur Bernard de Fallois dans sa préface à l’édition de 1954 du Contre Sainte-Beuve, où il en donnait même deux extraits, mais on les croyait perdus. Ce texte légendaire, disparu, a été retrouvé dans les archives de Bernard de Fallois après sa mort en 2018, et est ici édité pour la première fois.
Esquisse, ébauche et brouillon
Outre leur histoire éditoriale rocambolesque, Les Soixante-Quinze Feuillets jettent une lumière nouvelle sur la genèse de la Recherche, permettent d’en découvrir les premières étapes, et de rentrer proprement dans la fabrique de l’œuvre. Les Soixante-Quinze Feuillets sont inachevés, lacunaires ; on ne s’étonnera donc pas de rencontrer plusieurs versions d’un même passage, de buter sur des répétitions, ou de voir la rédaction s’interrompre, parfois au milieu d’une phrase. Certaines ratures, restituées, sont savoureuses : « Il y a l’amour, et l’amitié amoureuse, desquels je ne parlerai pas aujourd’hui. Mais en outre il y a ceci. Une jolie femme qui passe » Des notes de régie, de Proust à lui-même, donnent un aperçu du travail de l’écrivain : « Peut-être mettre ici la douairière, ma grand-mère, le Mr et sa maîtresse. En tous cas montrer que tout cela est inutile à Swann et que c’est seulement pour ne pas être méprisé. »
Pièce manquante dans l’histoire du roman, ce manuscrit rédigé en 1908 en est la source, ce que Jean-Yves Tadié nomme dans sa préface le «” moment sacré”» où la grande œuvre jaillit pour la première fois ». On découvre avec émotion des pages qui sont la matrice, l’origine de la Recherche : si, comme le dit Proust, on construit un roman comme on bâtit une cathédrale, on a là affaire à ses fondations, qui mettent en évidence l’importance du substrat autobiographique. Ces pages sont en effet les premières pages à deux titres, à la fois les premières pages écrites par Proust, chronologiquement, dans l’ordre de la composition du roman, mais aussi les premières pages de la construction narrative, qui décrivent l’enfance du narrateur.
Une autobiographie dissimulée
Les Soixante-Quinze Feuillets attestent la fondation autobiographique du roman proustien, et livrent de nombreuses clés de lecture biographiques de l’œuvre, puisque Proust y a laissé les prénoms, les noms, les noms de lieux, patronymes et toponymes, qui permettent d’identifier les modèles de ses personnages, et les inspirations spatiales de sa géographie toute particulière. Dans le récit de sa propre enfance, on retrouve déjà cette alternance entre le point de vue de l’enfant, dans le présent de la narration, et le discours d’un narrateur ultérieur, adulte, qui jette un regard rétrospectif sur son passé — dispositif proprement autobiographique que Proust conservera dans la Recherche.
L’enjeu est de comprendre comment Proust s’est progressivement défait de l’ancrage autobiographique et est parvenu à inventer des personnages qui sont personnages de roman en propre
L’enjeu est alors de comprendre comment Proust s’est progressivement défait de l’ancrage autobiographique et est parvenu à inventer des personnages qui sont personnages de roman en propre, et qui ne soient plus calqués sur les membres de la famille Proust-Weill, dont on trouve encore ici les vrais prénoms — Adèle, la grand-mère, Jeanne, la mère. De même, on lit encore les noms de lieux réels, Chartres ou Nogent-le-Rotrou, qui préfigurent pourtant la géographie sensible et imaginaire de la Recherche. Quand, évoquant les deux côtés de promenade de son enfance, Proust écrit : « C’est pour moi comme si on me disait qu’après avoir pris un premier chemin et un second chemin on arrive au pays des rêves. Ainsi dans l’Antiquité le puits par où on descendait au royaume de la vie future avait une situation géographique précise et était situé au milieu d’endroits réels. », on ne peut s’empêcher de penser qu’il décrit exactement ce qu’il fera quelques années plus tard en inventant une géographie fictive, à la fois liée à des espaces réels, et s’en éloignant néanmoins, mélange de différents lieux, d’impressions et de souvenirs. Il y a quelque chose de fascinant à voir Proust transformer le réel en fiction, faire de sa vie un roman, et délaisser la forme autobiographique afin de devenir proprement romancier, par un travail constant et continué de réécriture et de transfert.
Une « Recherche en miniature »
On trouve dans Les Soixante-Quinze Feuillets la plupart des thèmes annonçant la Recherche, au point que Nathalie Mauriac Dyer, directrice de recherche à l’ITEM-CNRS, où elle est responsable de l’équipe Proust, parle d’une « Recherche en miniature ». On reconnaît ainsi certains épisodes célèbres, certaines scènes essentielles de l’œuvre future, dans une forme embryonnaire, des personnages, des lieux, même si les noms ne sont pas les mêmes, car Guermantes, Combray ou Balbec n’existent pas encore. Le baiser du soir tant attendu et chéri, l’angoisse et le drame du coucher, les deux côtés de promenade en Eure-et-Loire, les aubépines, la figure de la grand-mère, le voyage, l’arrivée à l’hôtel et la première nuit affreuse dans la chambre nouvelle et étrangère, la réflexion sur le pouvoir de l’habitude, les habitués du Grand Hôtel, les jeunes filles en fleurs, la petite bande, sur la plage de Cabourg, au bord de la mer, Swann, le judaïsme, Madame de Villeparisis, Elstir, Françoise, la poésie des noms (noms de lieux, noms nobles), le deuil, le séjour à Venise, la marchande de café au lait, ou encore la madeleine sont autant de motifs que l’on retrouvera dans le roman final.
On découvre ainsi la plus ancienne version connue à ce jour de l’épisode de la madeleine, qui est alors une biscotte, et qui annonce déjà ce qui deviendra la clé de voûte de l’œuvre, la mémoire involontaire, la réminiscence, Combray sortant d’une tasse de thé, espace, sensations, sentiments restitués à travers le temps : « […] chaque fois que de grandes choses de ma vie sont mortes pour moi, ou du moins que je les ai crues mortes, elles étaient en réalité passées dans de toutes petites et y restaient mortes en effet si je ne rencontrais pas ces petites choses. Je m’efforçais par l’intelligence de les évoquer mais je n’y pouvais pas arriver. Hélas me disais-je toute cette partie de mon passé est morte. Comment aurais-je su que tous ces étés-là, le jardin où je les passais, les chagrins que j’y ai eus, le ciel qui était au-dessus, et toute la vie des miens, tout cela avait passé dans une petite tasse de thé bouillant où trempait du pain rassis. Si jamais je n’avais rencontré la tasse de thé bouillant — et cela pouvait très bien être arrivé car je n’ai jamais l’habitude d’en prendre — il est probable que jamais cette année-là, ce jardin, ces chagrins n’eussent ressuscité pour moi. »
Mais on découvre aussi des scènes inédites, abandonnées, non exploitées par la suite, comme l’épisode de « Robert et le chevreau » — le caprice du petit frère du narrateur, Robert Proust, qui s’installe sur la voie ferrée pour faire peur à sa mère, qui l’a forcé à se séparer de son chevreau pour rentrer à Paris. Le personnage du frère disparaîtra pourtant dans la version finale.
Découvertes génétiques
Les Soixante-Quinze Feuillets donnent à voir l’élaboration de l’écriture en train de se faire, son évolution, au gré de différents fragments, repris, retouchés, retravaillés, développés, étoffés, modifiés, amplifiés, complexifiés, avec parfois des éléments transposés d’une scène à l’autre ou d’un personnage à l’autre. En éclairant la conception du texte, l’histoire de son élaboration, ils font apparaître les liens génétiques avec d’autres manuscrits et mettent en évidence le réseau de réécritures, tout en donnant à voir le processus créatif de Proust.
Pour la génétique textuelle, ces manuscrits sont des documents passionnants, qui permettent de mieux comprendre l’œuvre et sa composition, et se constituent en texte à clé
Pour la génétique textuelle, ces manuscrits sont des documents passionnants, qui permettent de mieux comprendre l’œuvre et sa composition, et se constituent en texte à clé. Ainsi, on découvre à la lumière des Soixante-Quinze Feuillets que Proust a pris pour modèle son oncle maternel, Louis Weill, pour construire le personnage de Swann. Le portrait de l’oncle coureur, qui pense qu’ « Apporter ses affaires avec soi dans un pays étranger, c’est ne pas vouloir communier avec ses chambres inconnues, entrer dans une vie nouvelle, mais emmener sa maîtresse avec soi c’est ne pas vouloir communier avec ses femmes inconnues, entrer dans une vie nouvelle. », viendra finalement nourrir la personnalité de Swann, ce que l’on ignorait jusqu’alors.
Les Soixante-Quinze Feuillets révèlent également le processus d’écriture proustien par accumulation, par interpolation, par dilatation : Proust écrit depuis le milieu, au lieu de rajouter du texte à la suite de ce qui a déjà été écrit. Dans cette version de travail, le narrateur révèle ainsi immédiatement le fait que les deux côtés de promenade, Meséglise et Villebon, se rejoignent, alors que dans la Recherche cette révélation est suspendue, retardée, nourrissant ce processus de construction narrative qui consiste à faire dialoguer des passages à plusieurs centaines de pages d’intervalle. On a alors la sensation que Proust, prenant ce brouillon, où tout était condensé, et l’étoffant, a voulu écrire dans une béance, dans un espace qu’il a encore creusé, éloignant de plus en plus les deux parties de cet épisode, pour finalement en faire une matrice narrative en deux volets.
Une édition critique impressionnante
Il faut saluer le travail titanesque d’édition, d’établissement du texte — déchiffrement, retranscription, restitutions, corrections, raccords — et le travail critique effectué par Nathalie Mauriac Dyer dans la notice, la chronologie et les notes. Ce solide apparat critique — il y a autant de paratexte que de texte ! — éclaire brillamment Les Soixante-Quinze Feuillets, leur genèse, leur contexte, leurs références, citations, et allusions, et donne à voir l’emboîtement des strates textuelles, leur épaisseur, en faisant éprouver au lecteur le vertige qui saisit le chercheur devant la profondeur du texte, qui apparaît ici comme un palimpseste.
Car il s’agit toujours en définitive de la même fascination, du même fantasme : résoudre l’énigme de la création — « Car il est vraiment des choses qui ne doivent point nous être montrées. Et à voir que toute ma vie s’épuise à essayer de voir ces choses, je pense que là est peut-être le secret caché de la Vie. », écrit Proust : dans cette vision ésotérique, presque mystique de l’herméneutique, on ne peut s’empêcher de voir peut-être aussi une image de ce que nous faisons en lisant ces manuscrits, cherchant inlassablement à percer le secret de l’œuvre.
- Marcel Proust, Les Soixante-Quinze Feuillets et autres manuscrits inédits, édition de Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 1er avril 2021, 384 pages, 21€.