Dans son Nietzsche, lecteur de Pascal, Lucie Lebreton met au jour la place singulière qu’occupe l’apologiste janséniste dans le panthéon philosophique nietzschéen. En effet, le prophète du surhomme voyait dans l’homme de Port-Royal l’un de ses plus éminents prédécesseurs, et sans doute celui dont la pensée était la plus proche de la sienne.
Superbe travail que ce Nietzsche, lecteur de Pascal : une érudition exhaustive sans être pesante, une analyse serrée et fine, une humilité complète qui fait s’effacer entièrement le chercheur derrière son sujet.
Et quel sujet ! Nietzsche et Pascal, rien de moins ; ou, plutôt, Nietzsche lu par Pascal ; plus précisément : le Pascal sur lequel Nietzsche s’est appuyé pour édifier sa pensée. Lucie Lebreton démontre en effet l’influence de l’auteur des Pensées sur celui du Zarathoustra ; influence que le second a – dans une certaine mesure – dissimulée, et qu’elle part donc retracer dans ses fragments posthumes et, plus profondément, jusque dans les formulations de textes majeurs – notamment le Vérité et mensonge au sens extra-moral, Par-delà bien et mal ainsi que le livre IV d’Ainsi parlait Zarathoustra. Influence des plus surprenantes : car comment diable l’auteur de l’Antéchrist a-t-il pu trouver dans un chrétien aussi fervent que Pascal un de ses principaux maîtres ?
« Le seul chrétien logique »
Résumons : comme le condense la formule choisie comme sous-titre et qui est issue d’une lettre de Nietzsche à Georges Brandes, le philosophe allemand voyait dans son prédécesseur français le seul « chrétien logique ». C’est-à-dire l’homme qui, poussé par son extrême probité intellectuelle, avait mené le christianisme jusqu’à l’éclatement sous la tension de ses contradictions. Ou qui, plus précisément, avait senti ces contradictions et, horrifié, avait choisi de les dissimuler en se réfugiant dans la doctrine du « Dieu caché ».
Précisons à nouveau que ce livre n’est pas consacré à Pascal, mais bien à ce que Nietzsche a tiré de Pascal : que les catholiques amateurs des Pensées ne reprochent pas à Lucie Lebreton la manière dont l’auteur de l’Antéchrist a enrôlé l’ardent janséniste sous sa bannière anti-chrétienne ; d’autant qu’il s’agit en fait moins d’être anti-chrétien que post-chrétien – point des plus intéressants et que nous ne pouvons malheureusement pas approfondir ici.
D’après Nietzsche, c’est en raison de son extraordinaire dévouement à la vérité, de sa probité absolue que Pascal n’a pas pu ignorer les contradictions internes au christianisme.
D’après Nietzsche, c’est en raison de son extraordinaire dévouement à la vérité, de sa probité absolue que Pascal n’a pas pu ignorer les contradictions internes au christianisme. Et l’ironie vient de ce que cette probité lui venait précisément du christianisme car, comme l’écrit Nietzsche dans l’Antéchrist : « La conscience scrupuleuse dans les petites choses, l’autocontrôle de l’homme religieux fut une école préparatoire [de l’instinct] […] scientifique : et surtout de cette mentalité qui prend les problèmes au sérieux, et ce, sans tenir compte de ce qui peut en résulter pour chacun. »
Mais cette honnêteté est comme un accident, un produit dérivé de siècles d’ascétisme, d’examens de conscience et de confessions : poussée à son terme, elle ne pouvait que détruire cette religion suprêmement irrationnelle qu’était – pour Nietzsche – le christianisme. Mais les choses sont en réalité plus profondes : comme le montre Pascal dans nombre de fragments des Pensées, la faible raison humaine ne sert de rien pour parvenir à la foi ; et, comme les métiers, cette dernière ressortit en dernière instance à la coutume qui, en dressant les corps, force la croyance. Toutes les croyances sont ainsi avant tout le fruit d’un dressage – y compris la foi chrétienne.
Les racines pascaliennes de la pensée nietzschéenne
L’on sait la place du corps dans la pensée de Nietzsche, qui voyait en lui l’origine et la cause de toute pensée. Or Pascal, avec son « discours de la machine », invitait lui aussi à convertir l’âme par le corps. Aux incroyants, il conseillait : « suivez la manière par où [les croyants] ont commencé : c’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement cela vous fera croire et vous abêtira » ; et il notait : « La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues : elle incline l’automate [c’est-à-dire le corps] qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. »
De là à affirmer que le christianisme n’est qu’un mensonge parmi d’autres que nous acceptons parce que nous y sommes accoutumés, il n’y a qu’un pas… que Pascal s’est refusé à faire. Plutôt que d’écraser Dieu au moyen de sa probité, il a contraint cette dernière au nom de sa foi dans le premier : or son exigence de vérité était si forte, que ce combat contre lui-même l’a entraîné vers le tourment mystique, vers une « torture de soi » dans laquelle Nietzsche voyait un plaisir goûté des âmes fortes – et Pascal en était certainement une à ses yeux.
L’auteur des Provinciales est donc un point d’appui précieux : cependant il faut le dépasser, afin de dépasser ce christianisme qu’il n’a pas eu le courage de congédier. Pour cela, il faut dépasser la « pitié pour l’homme supérieur » qu’était Pascal et que le christianisme, par ses contradictions et sa célébration de la faiblesse, a outrageusement gâché. Lucie Lebreton révèle, par une exégèse patiente et serrée, la présence de Pascal au premier rang des « hommes supérieurs » que Zarathoustra doit dépasser afin d’atteindre le surhomme. Et, de fait, les œuvres suivantes seront moins élogieuses à l’endroit du janséniste, et mettront moins l’accent sur son génie que sur sa dégénérescence : il n’en demeure pas moins le dernier échelon, l’éducateur ultime sur lequel Nietzsche s’est hissé afin de parvenir au bout de sa propre pensée.
Cette chronique ne fait guère justice à ce livre dense ; le lecteur y trouvera non seulement ce squelette que nous avons tenté de retranscrire, mais aussi une chair considérable et fort bien innervée par la plume élégante et précise – probe – qui nous a offert ce livre. Sa lecture ne va pas sans effort, en raison de la complexité des thèmes abordés et de la minutie avec laquelle ils sont traités – même si le texte, nous y insistons, est d’une clarté remarquable. S’il ne s’adresse pas qu’au spécialiste, ce livre présuppose également une certaine connaissance de la pensée des deux auteurs dont il est question. Enfin, il faut bien admettre que son prix est assez prohibitif.
Il s’agit donc d’un texte coûteux et exigeant, mais qui nous paye fort généreusement : c’est-à-dire d’un ouvrage de philosophie comme l’on aimerait pouvoir en lire plus souvent.
- Lucie Lebreton, Nietzsche, lecteur de Pascal. « Le seul chrétien logique », Honoré Champion, 2023