De Grandes Dents sous-titré enquête sur un petit malentendu montre comment un tabou poilu peut se déguiser en une tendre figure familiale. Car nous connaissons toustes Le Petit Chaperon rouge, mais l’avons-nous compris ? Il y a des contes si connus que l’effort d’y lire entre les lignes devient un épuisement qui nous semble évitable. Or c’est bien dans les histoires connues que se tirent les complexités interprétatives. Pour fuir les lieux communs, il faut d’abord creuser les récits familiers, il s’y cache des horreurs que la société a du mal à assumer. Alors regardons mieux, regardons bien. Il était une fois un petit tabou de village, le plus sinistre qu’on ne sût voir.

Lucile Novat, De grandes dents

L’axiome de Lucile Novat est clair. Et si derrière le loup déguisé en grand-mère se cachait le tabou de l’inceste ? Il est vrai que d’habitude, la sauvagerie a de grandes dents et se trouve en montagne – « Éternelle méprise qui place la barbarie du côté de la nature, comme si les preuves manquaient (et pourtant…) pour comprendre que c’est dans les sociétés les plus raffinées qu’on a vu commettre les pires horreurs. » Car il ne faudrait pas croire que le loup est un loup pour l’homme. Bien au contraire justement, car dans les fables et les contes, un mot en dit souvent un autre – et c’est toute la force de la littérature. Alors de Perrault aux frères Grimm, on passera par Novat. Elle a creusé le terrier, mais n’y a pas trouvé une bête sauvage ; alors elle a mordu.

Les incisives coupent

Elles servent à diviser, séparer et trancher. Et découpé en thématiques comme des chapitres, De Grandes Dents les arrache une à une. C’est une organisation minutieuse de l’enquête. D’un thème à l’autre, d’un chapitre à l’autre ou d’Amnésie à Scrupules en passant par Freud, Bobinette et Putes, Novat dispose le fil de sa pensée en une évolution fluide où rien ne semble sortir de nulle part. 

Elle ne mâche pas le travail, elle nous laisse le temps de progresser avec elle, d’avancer tranquillement et sereinement vers sa pensée. À de nombreuses reprises, nous nous retrouvons dans cette magnifique position de tirer nos propres conclusions. Nous sommes des lecteur·ices actifs et actives. Car nous savons bien où (au fond) Novat nous emmène, mais sa manière de le faire en prenant le temps de tout bien filer, nouer, scratcher, est d’un plaisir illimité. Loin d’un essai pompeux et somnifère, Novat par son vocabulaire et son autodérision, s’autorise l’adoucissement de la thématique. Par exemple, sur le fait que le petit chaperon rouge, en allant chez sa mémé, prend le chemin le plus long, Novat s’interroge : « Est-ce que vous l’avez vue s’exclamer youpi à l’idée d’aller chez sa grand-mère ? » Peut-être alors que l’enfant souhaitait retarder sa venue. Et peut-être alors qu’une raison terrible portait son choix. Comprenez entre mes lignes.

D’autre part, en notes de bas de page, quelques bribes d’autofiction viennent aussi se mêler au développement. Ce sont des digressions qui, entre illustrations, anecdotes et souvenirs, provoquent une certaine chair à l’axiome. Nous rentrons au cœur d’un sujet de société, mais aussi d’un vécu.

Les canines déchiquettent

Elles servent à déchirer en petits morceaux, à mettre en pièces. Et d’un simple on provenant du conte original de Perrault (« Va voir comment se porte ta grand-mère, car on m’a dit qu’elle était malade ») s’ouvre la réinterprétation. D’après Novat, il faudrait toujours lire entre les lignes d’une œuvre, faire confiance aux mots et à leurs utilisations conscientes et inconscientes. Car la vigilance envers les tournures de phrases, c’est bien l’obligation des lecteur·ices. Sinon, iels seraient passivement soumis·es aux textes, et de là s’enclencherait ce cercle vicieux qui dépasse les marges d’un imprimé en se diffusant ensuite hors du livre. Si l’on veut s’insurger, cela passe d’abord par la maîtrise de nos lectures. De ce on, Novat précise que « Le Grand Siècle, ce n’est pourtant pas exactement la ZAD, si vous voyez ce que je veux dire. Ce bois doit être véritablement bien tranquille ...