Dans un bref recueil paru en 2021 en Espagne et traduit par Alexis Alvarez pour les éditions Vanloo en 2024, Luna Miguel s’intéresse aux comportements genrés au sein d’un couple qui se délite. Dans Poésie masculine, elle ventriloque un homme avec lequel elle a été mariée, et, grâce à un subtil sarcasme, met en avant ses innombrables contradictions.

Publié en 2021 aux éditions La Bella Varsovia, Poésie masculine (Poesía masculina) est désormais disponible en français, dans une traduction d’Alexis Alvarez, chez Vanloo. Ce titre, qui pourrait surprendre si l’on connaît les engagements féministes de l’autrice, est en réalité un habile pied de nez à la notion, essentialisante et poussiéreuse, de « poésie féminine ». Sur la couverture du livre, signée Maxime Sudol, figure un sein d’homme ou de femme stylisé, rose saumon sur fond bleu, allusion à la fois claire et subtile aux réflexions sur la permutabilité ou l’impermutabilité des genres qui saturent le recueil.
Poésie masculine retrace à la première personne la relation amoureuse, charnelle et matrimoniale d’un homme avec une femme nommée, comme l’autrice, Luna. La teneur autobiographique du livre est indéniable : le fils du couple, comme celui de Luna Miguel, s’appelle Ulises, leur vie se déroule entre l’Espagne et Paris et, à la fin de ce récit en pointillé d’un mariage voué à l’échec, surgit la figure d’Ernesto, référence probable au conjoint actuel de l’autrice, le philosophe et vulgarisateur Ernesto Castro. Mais l’intérêt du livre est ailleurs. Dans un vertigineux bal des identités, Luna Miguel tâche d’adopter le point de vue et la voix de son premier mari, le narrateur du récit poétique, tandis qu’il essaie à son tour, mais en vain, de mieux comprendre sa femme.
“Dans un vertigineux bal des identités, Luna Miguel tâche d’adopter le point de vue et la voix de son premier mari, le narrateur du récit poétique”
Langue fruste et polyphonie gagnantes
Luna Miguel utilise dans Poésie masculine une langue plate et quotidienne qui laisse peu de place aux éclats poétiques, mais qui a l’avantage de coller au personnage dépeint, un homme trivialement « beauf », stéréotypé à l’excès. Cette langue fonctionne comme un garde-fou : elle préserve les lecteur·ices de l’apitoiement, de l’empathie et du pathos misérabiliste. Tout au plus permet-elle de comprendre le personnage, sans jamais pour autant le justifier. Car ses tares sont nombreuses : exhalant une masculinité toxique et envisageant l’argent comme un moyen de la faire rayonner, volontiers misogyne, il devient jaloux quand son épouse évoque un amant, alors qu’il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’il ait, lui, des relations avec d’autres femmes. La force du livre ne réside donc pas tant dans ses vers, ses images ou sa prosodie que dans sa structure subtilement polyphonique, dans l’entremêlement des passages où le narrateur semble s’exprimer librement et ceux où il est ostensiblement ventriloqué par l’autrice. Ainsi, lors d’une « Conversation sur le féminisme dans un bistrot de Bastille », on comprend que le narrateur n’est que superficiellement ému par le récit du viol qu’a subi l’une de ses amies :
je ressens plus de peine pour ce qui est proche
que pour ce qui est lointain
je suis comme ça
je compatis en fonction de la proximité
du cœur souffrant par rapport à mon cœur apaisé
(qui souffre parfois)
je suis comme ça (je tiens à le préciser)
(préciser que je souffre)
(pourquoi je ne pourrais pas)
je comprends donc mieux mon amie de paris quand elle s’effondre en racontant le viol...