Marc Froidefont est agrégé de philosophie. Sa thèse de doctorat publiée aux éditions Classiques Garnier, Théologie de Joseph de Maistre restitue les grandes lignes de la pensée du réactionnaire savoyard. Au moment où les certitudes du progressisme occidental s’effondrent, relire l’œuvre incandescente de Joseph de Maistre n’est pas sans intérêt.
D’emblée, Marc Froidefont rappelle le pessimisme anthropologique qui caractérise les écrits flamboyants de l’aristocrate ; en effet, d’après ce dernier, la nature humaine a été dégradée par le péché originel : « L’incroyable dégradation de l’homme… Le mal a tout souillé… l’homme entier n’est qu’une maladie » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg). S’il est horriblement mauvais, le bipède à station verticale n’en est pas moins la créature conçue d’après l’image de Dieu et qui a été abaissée « un peu au-dessous de l’ange » (Psaume VIII) au sein de la hiérarchie divine. Privilégiée par son père au plus haut des cieux, l’humanité a une dignité et un éclat qui n’a pas son égal au sein de la Nature et de l’Univers : or, l’avènement du progressisme des Lumières a entériné l’autonomie d’Homo Sapiens en même temps que sa grandeur, attestée par le développement prodigieux des sciences dures. Dans son Essai sur les Planètes, Maistre pointe la contradiction de l’humanisme exclusif tiré des doctrines matérialistes : en proclamant la force de l’Homme seul, ce dernier le relègue au stade du ver, délié de son Créateur et condamné à l’insignifiance existentielle. En assimilant la religion à la superstition, les philosophes des Lumières ont abaissé les créatures tout en les coupant de leur géniteur divin : « Séparer Dieu de la raison humaine est un des plus grands buts de la philosophie moderne » (Examen de la philosophie de Bacon).
Replacer Dieu au centre
Dans ce cadre, la Nature, étudiée par le seul prisme des sciences et des mathématiques, est réductible à des interactions matérielles et impersonnelles, ce qui permet à Bacon et à ses successeurs d’exclure tout ordre métaphysique supérieur : trop occupé à comprendre les lois qui régissent le monde, le savant moderne méprise la prière qu’il juge inutile, tandis que les déistes se débarrassent du Dieu personnel au profit de l’Horloger suprême qui s’est contenté d’agencer froidement le cosmos.
De plus, si l’âge médiéval avait donné une belle place à Homo Sapiens dans la trame de l’Univers, Voltaire et les émancipateurs du genre humain font de notre espèce un peuple de bestioles insignifiantes. Dans Micromégas (1752), ce dernier écrit propos de celles-ci : « Insectes invisibles, que la main du Créateur s’est plu à faire naître dans l’abîme de l’infiniment petit ».
À cela s’ajoutent les progrès mirobolants des outils astronomiques : l’avènement du paradigme héliocentrique allié au scepticisme montant des savants ont fait de notre planète bleue une poussière dans un espace infini et indifférent à notre présence. Fontenelle, célèbre auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), assimile l’homme au fou athénien qui prétendait jadis que tous les bateaux du Pirée lui appartenaient ; en effet, ce dernier imagine souvent être le centre d’un Tout agencé selon la bonne volonté d’un Créateur tout-puissant. Afin de faire pièce à cet argument humiliant, Marc Froidefont fait appel à Paul-Alexandre Dulard pour qui le caractère vaste de l’Univers est une marque de l’existence du Seigneur (La grandeur de Dieu dans les merveilles de la Nature,1749) : Joseph de Maistre va dans ce sens puisqu’il va jusqu’à affirmer que s’il existe des extra-terrestres, ils sont aussi corrompus que nos prochains. À l’instar des hommes, ils peuvent également être rédimés par l’auteur de toutes choses.
Ce qui nous retient sans nous asservir
Tout d’abord, il s’agit pour Marc Froidefont de pointer la ressemblance que Maistre met en exergue entre l’intellect divin ou angélique et l’intellect humain. Créé à l’image de Dieu, l’Homme est en mesure de connaître l’ordre du Tout : « Il y a coïncidence proportionnée entre l’intelligence de l’homme et l’intelligibilité du monde » écrit Marc Froidefont.
Pour illustrer cela, l’auteur cite plusieurs passages des Soirées où il est question de l’ordre : nous reconnaissons ce dernier et il nous plaît, puisque nous y percevons l’harmonie divine.
Le contre-révolutionnaire va plus loin, la connaissance du nombre demeure le facteur principal qui nous sépare des animaux : si ces derniers peuvent voir une chose, ils ne peuvent concevoir l’unité de cette dernière. Ainsi, le nombre est ce que l’on nomme une « idée innée ».
Si Maistre loue la beauté et l’intelligence de la Création divine, il n’en montre pas moins les conséquences funestes de la Chute sur la vie des Hommes.
D’où provient une telle conception de la connaissance ? De l’idéalisme philosophique : Descartes postule l’existence d’idées innées qui préexisteraient à la connaissance sensible et empirique. Les vérités géométriques, mathématiques ou encore celles de la Justice et de Dieu n’auraient pas à se manifester dans le domaine de l’expérience pour être prouvées. Les sens, qui ne sont que des excitateurs, ne peuvent qu’accoucher d’une donnée brute : celle-ci doit être traitée par l’intelligence si nous voulons la comprendre pleinement. L’intellect passif théorisé par Thomas d’Aquin renvoie à une puissance qui reçoit les impressions, tandis que l’intellect actif raisonne à partir de ces dernières. Ici, c’est l’empirisme britannique qui est vivement critiqué, notamment celui de la table rase théorisé par John Locke : ce dernier postule que l’intelligence est un tableau vierge sur lequel les connaissances s’accumulent par le biais des sens. Non convaincu par cette thèse, Maistre rappelle que seul l’idéalisme philosophique est vrai puisqu’il nous distingue des bêtes : ainsi, lorsque nous emmenons un chien assister à une exécution publique, il va discerner des formes, des bruits, il peut être affecté par la souffrance du condamné. Or, les idées de souveraineté, de légitimité, de justice, de morale ou de religion sont nulles pour lui : s’il peut être éduqué, ses idées demeurent extrêmement rudimentaires à la différence des hommes assoiffés de justice, de vérité et de bien (Soirées).
En outre, la Providence dépeinte par Maistre, tout en étant omnipotente, a fait en sorte que la liberté humaine puisse advenir : le libre-arbitre, faculté permettant à l’Homme de pouvoir choisir le Bien ou le Mal en pleine conscience, ne s’oppose pas aux plans divins. « Librement esclaves », les hommes obéissent aux décrets du Tout-Puissant tout en agissant selon leur propre volonté : ainsi, l’Être suprême les « retient sans les asservir » selon la célèbre formule des Considérations sur la France.
Si Maistre loue la beauté et l’intelligence de la Création divine, il n’en montre pas moins les conséquences funestes de la Chute sur la vie des Hommes.
De la gravité de la Chute
Tout d’abord, il s’agit pour Maistre de réaffirmer le dogme catholique du péché originel. Contre les héritiers de Rousseau, pour qui l’Homme né bon est corrompu par la société, le comte réactionnaire voit en nous des créatures souillées par la transgression du Jardin d’Eden, dont les effets calamiteux se font encore ressentir aujourd’hui : l’homme est condamné à travailler à la sueur de son front tandis que la femme se doit d’accoucher dans la douleur. Livrée à elle-même, la créature perd ses appuis moraux et religieux : afin de contrer ces effets fâcheux, nous devons d’après l’aristocrate croire en Dieu et nous soumettre à l’Église catholique et romaine, sans laquelle nous sommes condamnés à la perdition.
Dense et fouillé, l’ouvrage de Marc Froidefont procède à une belle synthèse de la pensée originale du comte savoyard.
Tournée en dérision par les rationalistes des Lumières, la religion catholique a peu à peu perdu de sa force dans les esprits occidentaux. En effet, les philosophes du XVIIIᵉ ont sapé les fondements de celle-ci, au profit d’un individualisme favorable à l’autodétermination des hommes. Cette logique, tirée de l’humanisme de la Renaissance et de la Réforme luthérienne, met selon Maistre le libre-examen, le relativisme, et l’individualisme au sommet de la hiérarchie des valeurs de la société.
En outre, Marc Froidefont pointe les dégâts causés par le péché originel : clivé entre notre part animal et notre part céleste, notre brève existence s’apparente à une vallée de larmes que nous devons affronter avec force d’âme. Or, l’anthropologie rationaliste et athée de certains auteurs des Lumières nous condamne à l’aveuglement théologique, ce qui risque de nous porter préjudice dans l’au-delà.
Dense et fouillé, l’ouvrage de Marc Froidefont procède à une belle synthèse de la pensée originale du comte savoyard. Catholique intransigeant et turbulent, illuministe et franc-maçon, contempteur des Lumières mais aussi pacifiste convaincu, Joseph de Maistre a pu influencer des auteurs aussi divers que Balzac, Baudelaire ou encore Barbey d’Aurevilly. À rebours d’un optimisme moderne qui tourne parfois à la niaiserie, relire Maistre est un pas de côté nous permettant de comprendre les limites obscures des postulats des Lumières.
Illustration : Le mauvais sentier, Louis Janmot (1850), huile et tracé au crayon graphite sur toile, 112,6 x 143,4 cm.