Tout le long du mois de juin, le festival Bruit a vu le joli retour du Crocodile trompeur, spectacle de théâtre-opéra autour de Didon et Enée de Purcell, créé en 2013 par Jeanne Candel, Samuel Achache et Florent Hubert. Zone Critique poursuit sa discussion avec Jeanne Candel autour de cette expérience singulière, entre théâtre et opéra, où s’invitent des pianos désossés et des traités de mélancolie, où l’on parle du don et du contre-don, de l’errance féconde et de la beauté de l’insolence.
Yannaï Plettener – Tu en parlais plus tôt, un des grands événements du festival Bruit est cette reprise du Crocodile trompeur, qui a été créé en 2013, qui avait eu beaucoup de succès et avait beaucoup tourné. Comment reprend-t-on un tel spectacle six ans après ? Comment cela se passe-t-il en termes de travail ?
Jeanne Candel – En fait, ça s’est fait assez simplement. J’avais une petite appréhension : est-ce que ça va encore résonner en nous ? J’y allais vraiment avec un questionnement. Et en fait on s’est remis au plateau, on a repris les choses, et ce qui est fou c’est que non seulement ça a du sens parce qu’on a tous grandi et mûri, mais aussi parce que le spectacle est descendu en nous. Ça a décanté comme un bain un peu fort. C’est assez beau de voir les acteurs et les interprètes qui se ré-emparent de cela. Je ne pensais pas être aussi étonnée. Mais ça s’est fait de manière vraiment très simple : une reprise assez basique. On s’est remis dans la matière, on s’est reparlé des grandes thématiques, on a refouillé la mythologie, on a repris beaucoup de détails. On a tout fait en même temps, comme d’habitude, parce que c’est notre manière un peu chaotique d’aborder le plateau. Et ça prend, la pâte lève !
Y.P. – La réception du spectacle a-t-elle été la même qu’il y a 7-8 ans, ou au contraire a-t-elle changé ?
J.C. – Ce qui étonnant c’est que l’impact du spectacle est demeuré intact, et j’ai même l’impression qu’il est encore plus fort. Il y a plein de gens qui reviennent le voir, ce qui est hyper émouvant, et même certains qui reviennent une deuxième fois pendant l’exploitation. C’est un signe incroyable. Les gens sont très impactés. Pour nous, c’est comme un don et un contre-don. C’est toujours ce qui se produit quand des choses fortes arrivent à se célébrer.
Y.P. – La situation sanitaire depuis un an et demi n’a pas fondamentalement changé la façon dont le spectacle est reçu ?
J.C. – Non, pas du tout. Au contraire, c’est comme une libération, des retrouvailles joyeuses. Les gens sont enchantés de retrouver cette énergie, cette folie. Il y a un appétit. C’est merveilleux de se dire qu’on s’est manqués, un manque qui s’est creusé. C’est beau de se retrouver.
Y.P. – Dans le dossier de presse, il est écrit que le Crocodile trompeur cherche à trouver « le point d’équilibre où musique et action théâtrale sont indissociables », « où la musique est action », et dans vos spectacles, de manière générale, il y a toujours ou très souvent des musiciens qui jouent, par cœur, et qui ont parfois même une petite partition de jeu théâtral. Comment travaillez-vous en répétition pour arriver à cet endroit-là ?
J.C. – C’est toujours une invitation qui est faite à tout le monde, à tous les créateurs qui sont en co-présence au plateau. Ce sont des sollicitations : on pose des questions, on donne des provocations, des consignes, on fait des commandes. Et quelque chose que j’ai réalisé après coup, c’est qu’on s’adresse vraiment aux personnes et pas forcément aux spécialistes, et les gens répondent de l’endroit où ils se sentent pouvoir répondre. Certains prennent le risque de se lancer dans des terres inconnues. Certains musiciens sont devenus acteurs à l’occasion du Crocodile trompeur, et depuis ont joué dans d’autres spectacles. L’éclosion de tous à de nouvelles pratiques, à de nouveaux outils, est très belle à voir. Mais c’est toujours une invitation, il n’y a jamais d’obligation. Ça se passe de manière très douce, il n’y a pas d’ordre imposé. Ce sont des suggestions, implicites et explicites.
Y.P. – Comment, dans le travail, vous positionnez-vous vis-à-vis des formes lyriques plus traditionnelles comme l’opéra ? Quelle est la relation que vous entretenez avec ces formes ?
Quand on aborde une œuvre avec la compagnie, on a une forme de liberté, d’irrévérence, et d’insolence – mais dans un sens beau, car ça peut être beau, l’insolence.
J.C. – C’est quelque chose d’un peu étrange pour moi, parce que maintenant je fais un peu les deux : je mets aussi en scène des opéras. Je sens que quand j’attaque un opéra dans une production d’opéra classique au sens pur et dur du terme, je me mets dans un cadre d’autant plus fort qu’il est imposé et que je ne décide pas. Je me mets dans une série de contraintes qui peuvent être extrêmement fertiles aussi. Je joue vraiment le jeu de me fondre à ces conditions de production et de création. Mais ça m’oblige à manœuvrer d’une certaine manière : bien sûr, j’apporte quelque chose de différent, mais je joue vraiment le jeu de monter une œuvre sans essayer de la dézinguer, de la disséquer, décortiquer… Je vais faire le travail classique au sens noble du terme, de plonger dans l’oeuvre et de voir tout ce qu’elle peut nous révéler, mais pas forcément de mettre de la matière additionnelle. Ce n’est pas du tout le même travail. Là où, quand on aborde une œuvre avec la compagnie, ou quand on se lance dans des œuvres préexistantes, on a une forme de liberté et d’irrévérence, d’insolence, mais c’est beau dans un sens beau, car ça peut être beau l’insolence. Ce n’est pas la même posture de travail. Mais j’aime les deux : c’est très complémentaire pour moi, ça m’apprend beaucoup. De plonger dans une œuvre réellement avec toutes les contraintes, telle que devoir raconter une histoire d’une manière précise sans enlever une ligne, ça m’oblige à fouiller très profondément, à chercher et à problématiser.
Y.P. – Par conséquent, d’un point de vue du travail théâtral et dramaturgique, comment est-ce que vous intégrez les processus d’improvisation, d’écriture de plateau ? Notamment sur le Crocodile, comment est-ce que vous décortiquez cet opéra de Purcell pour arriver à cette forme hybride ?
J.C. – Je travaille beaucoup à l’intuition. C’est le premier moteur : j’ai des intuitions, des visions, des images qui me viennent, en écoutant l’œuvre, en parlant, en lisant. Je glane des milliards de choses par association, par analogie. C’est une errance et tout peut m’inspirer. Je prends ce risque au départ, et ensuite on rentre vraiment dans l’écriture, qui est une écriture de plateau, donc où on fait appel à l’énergie d’auteur de chaque participant. Ce sont à la fois des arrangements musicaux collectifs, toutes les impros… et ensuite c’est un travail de montage, d’association, et de construction, de composition en fait ! Au plateau et dans la dramaturgie, tout est composé. Mais la source à chaque fois pour moi c’est : qu’est-ce que l’œuvre me fait profondément, intérieurement, intimement ? Et j’essaie de manière très honnête, simple et directe de redonner la façon dont l’œuvre m’a impactée.
Regarder la musique, et écouter l’espace.
Lors de la création du Crocodile par exemple, on a beaucoup parlé de deux principes qui étaient : regarder la musique et écouter l’espace. C’étaient deux principes de travail récurrents, qui nous ont beaucoup guidés. Et il y a aussi une œuvre que j’ai découverte en lisant des choses sur Purcell, c’est l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton, qui est un traité comme ils les faisaient à l’époque. C’est un traité anglais de mille pages du XVIIème siècle qui traite de la mélancolie et notamment de la mélancolie amoureuse. Il dissèque cela de manière très libre, car à l’époque il n’y avait justement pas de cloisonnement entre les disciplines. C’est donc à la fois un traité scientifique, mais avec des références littéraires incroyables – il cite tous les auteurs antiques, plonge dans la matière littéraire… On a plongé dans cette matière, et ça nous a énormément apporté aussi d’un point du vue formel. On s’est dit que l’oeuvre serait prolifique comme le traité de Burton et ceux de cette époque : de la glose de glose, des commentaires de commentaires. Il y a cette espèce de frénésie de la parole et de la forme, qui est un geste, je pense, très baroque et très Renaissance. On a cherché vraiment à redonner cette dynamique et cette énergie au spectacle. Ça nous paraissait très cohérent avec l’oeuvre et c’est comme ça qu’on s’en est emparés.
Juillet 2021.
Bonus : Morceau en forme de rêverie sur le Crocodile Trompeur
C’était il y a six ans et pourtant j’en ai gardé comme une stupéfaction, et l’impression d’avoir trouvé ce que je cherchais depuis longtemps. Il y avait un bazar fou sur la scène, un lustre cassé, du plâtre, un contre-ténor en après-skis, une chanteuse qu’on tirait sur un tapis, et surtout des gens qui savaient aussi bien chanter que jouer – leur instrument et la comédie. Une impression éblouissante d’être en terrain familier : alors c’est possible ! alors on peut mélanger tout ça ! Et la reconnaissance devant une telle audace exigeante : on peut être insolent avec l’opéra, et pourtant toucher d’autant plus près du cœur du sujet qu’on en paraît loin.
En ce mois de juin pluvieux où l’orage embourbait les chemins de la Cartoucherie, en tambourinant sur le toit pendant les moments dramatiques, il y avait moins de surprise, mais plus d’espace pour goûter les détails, et surtout les images, comme si ce théâtre-là fonctionnait avant tout par tableaux, flashes, réminiscences, comme si l’opéra de Purcell avait décanté quelque part au fond des imaginaires et que ce qui parvenait jusqu’à nous était le précipité mystérieux d’un cocktail de citations, de fantasmes et de morceaux de répétition. L’opéra arrive tout retourné comme une chaussette, démonté/remonté, envahi par les courants d’air d’inspirations voisines accueillies comme des amies. Mais rien n’est hors-sujet, comme chez les amoureux qui voient partout un rapport avec leur amour.
Il y a quand même Purcell, quand même le petit orchestre de chambre, et tout par cœur, et en faisant des blagues, et en nous amenant aussi à ce point de bascule vers le tragique où tout est déjà consommé. Remember me, when I am laid in earth. Comme dans le rêve, les images du spectacle pourraient presque s’assembler et se mélanger à loisir… au fond, ce ne sont que des fragments de fumée dans les poumons noircis d’une femme morte d’amour.
Ariane Issartel – le Crocodile de 2013 à 2021