Sur le papier, Mon parfait inconnu, premier long-métrage de Johanna Pyykkö, avait tout pour plaire. Un pitch fort kitsch, une romance norvégienne bien malsaine, un regard acéré sur la lutte des classes en terre scandinave. Mais le thriller venu du froid, s’il se laisse suivre avec assez d’intérêt, ne tient guère ses promesses.
Personne n’envie la vie d’Ebba. Tout juste déscolarisée, travaillant comme employée de ménage dans l’hideux port d’Oslo, elle vient de quitter la pauvreté décente de sa famille pour aller vivre dans le rez-de-jardin aménagé d’une riche villa au bord d’un lac. Mais voilà que ses loueurs, le vieux couple au-dessous duquel elle vit, partent en vacances et lui laissent la garde de la maison du lac. Parasite de ces bons bourgeois sans méfiance, Ebba remonte et investit l’une après l’autre les pièces de ce cossu manoir. Elle dort dans leur lit, elle porte leurs vêtements, elle conduit leur voiture. Mal à l’aise dans un costume trop grand pour elle, Ebba se débat dans un habitus mal taillé pour ses 18 ans et son habitude de la misère. Mais quand un soir elle secourt un homme qui n’a plus de souvenirs, elle n’a plus le choix : son personnage doit devenir crédible, immédiatement.
Les petits mensonges
Il y a longtemps qu’on ne nous avait pas fait le coup de l’amnésie. Ficelle de film de fin d’études, truc de téléfilm un peu ringard ou de télénovela, l’amnésie scénaristique ne fait plus tellement recette. Mais Johanna Pyykkö, qui adapte ici un de ses courts-métrages, ne s’en tire pas si mal et parvient à insérer ce pataud ressort dans une intrigue assez solidement arrimée. Le personnage d’Ebba (Camilla Godø Krohn), mythomane mesquine et désagréable, nous place dans un rapport malsain au film où, l’antipathie se substituant à l’empathie, on suit avec une révolte sourde les machinations de cette méchante sans envergure. On est déçu, quand elle s’en sort par un énième mensonge, et dans cette forme de hate-watching on attend désespérément sa chute.
À la mauvaiseté d’Ebba répond la naïve honnêteté de l’homme qu’elle a recueilli. Qu’on se mette à sa place : il se réveille dans une maison superbe, trouvant près de son lit une fille à peine majeure qui prétend être sa petite amie, mais qui à aucune de ses questions ne semble capable d’apporter de réponse satisfaisante. Il la laisse parler pourtant, confus, et pendant un moment il erre dans cette maison trop grande, aux murs tapissés de photos de gens qu’il ne connaît pas. Privé de ses papiers, sans argent, ne parlant pas le norvégien, il est plutôt le prisonnier que l’hôte de cette toute jeune inconnue qui ment sans talent dans un anglais maladroit. Tout le suspens du film, toute sa sombre énergie, repose en fait sur cette alchimie négative entre les personnages : d’un côté les mensonges improvisés de la falote Ebba, de l’autre la sincérité monolithique du bel inconnu, incarné par le Bulgare Radoslav Vladimirov. Ses traits durs, son physique sculptural paralysent la jeune femme qui a pris dans ses filets une proie trop imposante : « on ne devrait pas être aussi beau » finit-elle par lui lancer, à bout de ruses.
Tout le suspens du film, toute sa sombre énergie, repose en fait sur cette alchimie négative entre les personnages.
Désaccords à Oslo
C’est un thriller pourtant, et la bande-son s’en voudrait de nous laisser l’oublier. Parce qu’il prend très au sérieux son histoire d’amnésie, le film de Johanna Pyykkö s’englue dans le romanesque polaroïde et nous inflige ses indices, ses phases d’enquête et de dévoilement du mystère. Se reposant massivement sur ses accessoires – les ciseaux de coiffure (arme ou outil ?), le briquet dont le geste suscite la mémoire, la carte d’identité qu’on découpe – la réalisatrice perd bientôt de vue son sujet. Les twists qu’elle ménage, un peu éculés, au lieu de renouveler l’intérêt nous détournent de cette villa en forme de piège dont la solitude brumeuse rappelait les Funny Games de Michael Haneke. En cherchant si laborieusement une tension dans l’intrigue, le film semble oublier celle, autrement glaçante, que produisent les rapports troubles entre les deux moitiés de ce couple mal assorti. Le jeu de dupes qu’ils entretiennent ne cesse de se corser de variations : si le bel homme ignore qui il est, il ignore de moins en moins qu’Ebba lui ment, profusément. Leurs rapports oscillent entre l’affection et la haine ; dans l’intimité de cette jeune femme troublée, l’homme sans souvenirs développe comme une admiration attendrie pour les prouesses piteuses de la mythomane. Pour un peu, il l’aiderait. Ses mensonges lui servent, au fond, et peut-être cesseraient-ils aussi de vivre cette vie suspendue, de bourgeois par effraction, que toute modification peut replonger dans la misère. Oubliés, aussi, les thèmes du rêve, du mensonge, de la fiction comme vaste mythomanie. Dès les premières minutes du film pourtant, on voyait Ebba, debout sur la terrasse de la villa, épier un groupe de jeunes gens de son âge faisant la fête dans un jardin en contrebas. On la voyait enfiler le tailleur bleu trop grand, descendre dans la rue, entrer dans ce jardin et se glisser parmi les invités — avant qu’une coupe sèche dans le montage nous ramène à la terrasse de la villa, à l’Ebba seule, pauvre et envieuse contemplant avec dépit la jeunesse dorée d’Oslo. Plusieurs fois Johanna Pyykkö propose de ces récits alternatifs, où la protagoniste s’autorise à rêver brièvement sa vie. Quelques beaux moments figuratifs – distorsions de la lumière, saccades de l’image, ruptures dans la valeur de plan – nous donnent comme des échantillons de ce qu’aurait pu être un traitement plus engagé de ce thème seulement esquissé. Dans la tête d’Ebba, ses rêves, ses peurs, ses doutes, c’est aussi tout le déchirement de sa position sociale qui trouvait alors à s’exprimer : le domaine douloureux de l’impossible, dont le tiraillement explique en quelque sorte le douloureux échafaudage de mensonges où elle s’enferre, jusqu’à sa perte.
- Mon parfait inconnu, un film de Johanna Pyykkö, avec Camilla Godø Krohn et Radoslav Vladimirov. En salles le 24 juillet 2024.