Un film peut-il changer un bourreau ? Le cinéaste Merhan Tamadon tente d’apporter une réponse à travers deux documentaires, Mon pire ennemi et Là où Dieu n’est pas, en reconstituant, jusqu’au malaise, les techniques d’interrogatoires et les conditions de détentions des prisons iraniennes.
Le projet de Tamadon, expulsé d’Iran en 2004, est simple et retors en même temps : filmer son propre interrogatoire en France puis revenir en Iran avec le film en poche. L’interrogateur est joué par un ancien/une ancienne victime du régime des mollahs. Lorsqu’il se fera arrêter – et très probablement emprisonner – ses gardiens visionneront le film et prendront conscience des abominations qu’ils infligent.
Formellement, le dispositif est réduit au minimum : les deux films sont tournés dans des lieux vides (un hangar, un appartement en banlieue) dans lesquels on recrée sommairement des cellules et des salles d’interrogatoire. Tamadon est seul avec son caméraman et son faux bourreau. À ce titre, la mise en scène est démonstrative et ne se départit jamais du cadre des reconstitutions, accordant une place centrale aux témoignages oraux des victimes.
Le fond de l’affaire pose d’autres problèmes. Demander à d’anciens détenus de rejouer et donc de revivre les horreurs subies n’est pas sans conséquence sur leur état mental (problème moral) et questionne même la pertinence et l’efficacité d’un tel processus filmique (problème politique).
Le jeu et sa limite
Dans Là où Dieu n’est pas, le réalisateur se concentre principalement sur les conditions de détention de la tristement célèbre prison d’Evin à Téhéran. Plus précisément dans la section 209, contrôlée par le ministère du renseignement (la Vevak), où sont enfermés les prisonniers politiques. Au sein de cette unité secrète, les détenus ont constamment les yeux bandés et subissent des coups de fouet, de bâton, de tuyaux d’arrosage, de matraques ou de câbles. Sans compter les humiliations et autres violences sexuelles.
Homa Kalhori témoigne ainsi que dans une cellule de 10m2 s’entassait une trentaine de filles les unes sur les autres, se relayant pour dormir sur les trois lits disponibles, utilisant le moindre espace pour se reposer. Cette promiscuité permettait néanmoins une solidarité qui disparaissait lorsqu’elles étaient mises à l’isolement. Totalement coupé du monde, n’arrivant plus à distinguer le jour de la nuit, le temps passe si lentement qu’« une heure dure une journée ». La douleur du souvenir devient insupportable lorsqu’elle incarne leur tortionnaire, un dénommé Hadj Davoud. Face aux larmes de Kalhori, le cinéaste lui propose de simplement raconter les outrages subis plutôt que de les jouer…
De son côté, Mazyar Ebrahimi décrit une salle où les gardiens le torturaient puis se détendaient en jouant au ping-pong. Les sévices consistaient à lui flageller les pieds avec des câbles électriques alors qu’il était menotté sur un lit en fer. Des années plus tard, les os de ses pieds, de ses mains, de ses côtes portent encore les stigmates de son passage en prison.
Lors de la reconstitution du supplice en question, Tamadon lui demande s’il n’est pas perturbé par l’expérience. « Je crois que cela nous perturbe tous les deux » lui répond-t-il. « Je me répugne. Même si c’est pour un film ». On touche ici à l’ambivalence dérangeante du projet : dénoncer les conditions abominables des prisonniers politiques en faisant revivre ces mêmes conditions (atténuées par le tamis du « jeu ») par les victimes. Comment cela ne pourrait-il pas les perturber ? N’y a-t-il pas le risque de faire surgir chez eux un réel désir de violence ? Visiblement, Tamadon ne s’est pas vraiment posé la question avant d’entamer son projet.
La mécanique s’enraye
L’actrice en est certaine : le film ne changera rien à la situation du régime iranien et la torture ne sera pas épargnée à Tamadon s’il rentre dans son pays natal.
Ces interrogations sont encore plus explicites dans Mon pire ...