Avec Juin et les Mécréantes, Nadia Tuéni, poétesse francophone libanaise, fait naître un huis clos dans lequel résonnent les fracas d’un conflit israélo-arabe irascible. Une œuvre complexe et complète qui porte à l’incandescence la beauté et la détresse d’un monde voué à l’effondrement. En écho avec les événements actuels du Moyen-Orient, lire aujourd’hui Juin et les Mécréantes nous apprend sans équivoque que « tout n’est si beau que parce que tout va mourir, dans un instant… ».
Publié en 1968 au lendemain de la Guerre des Six Jours qui a, en juin 1967, opposé Israël aux pays arabes, Juin et les Mécréantes est un recueil fulgurant, teinté de la violence d’une actualité mortifère et véritable manifeste poétique de Nadia Tuéni. Composé de dix chapitres où s’alternent morceaux de prose et pièces en vers, Juin et les Mécréantes est le récit de quatre femmes tendu par un narrateur dont la première personne confère à l’ensemble une sensibilité particulièrement vive. Alors que le premier vers du recueil annonce que « Mon nom ne parle pas de soleils et de haines », Juin et les Mécréantes se présente comme espace de mémoire et de souvenir où sont entretenues tout à la fois la pluralité des confessions religieuses, la densité du temps qui passe et la difficulté pour un poète de saisir l’instant qui se dérobe, en même temps qu’il infléchit profondément la vision du monde de celui par qui il est traversé.
Le parti pris du sensible
L’enjeu principal de Juin et les Mécréantes est de parvenir à rendre compte d’un conflit extrêmement violent qui continue, aujourd’hui encore, de saccager le Moyen-Orient tout en cherchant, au sein de l’espace-temps propre au recueil, à atteindre une forme d’apaisement. Chant d’amour, le travail poétique vise à l’union, à l’effacement des différences entre les quatre personnages de femmes, Tidimir la Chrétienne, Sabba la Musulmane, Dâhoun la Juive et Sioun la Druze. En ce sens, Juin et les Mécréantes fait appel à la sensualité des corps, de ces corps féminins hors desquels la violence ne pénètre plus, laissant place à l’épanouissement de l’union : « Elle fait l’amour en archéologue avec les doigts de Tidimir entre ses doigts. Le plus-que-parfait de ses reins détériore la saison la plus avancée. » Tout l’effort de Nadia Tuéni est d’amener à une nouvelle considération de l’altérité, à un accomplissement de soi-même en l’autre.
« Tu as sali la mer par tendresse
Etranger
mais tu ne savais pas qu’elle est espace vide… »
Mais puisque « chaque histoire est l’histoire d’une seconde d’hésitation », la sensibilité de Juin et les Mécréantes se traduit également dans un vacillement constant des évidences afin de retrouver, et « pour que dure l’instant sous le poids des mémoires », l’équilibre d’une « parenthèse » s’inscrivant dans un paysage hors du réel, dans un « arrière-pays » placé sous le signe de la reconstruction et de l’espoir. Intime, cet arrière-pays purement personnel à la voix de la poétesse nous conduit à la rencontre de ces débris de vécu ou de rêve. Dans la tension entre le pluriel des « quatre femmes » et l’unité d’un « même arrière-pays » se loge la velléité d’affirmer et d’inaugurer, par le poème, un espace de calme et de sérénité nécessaires à fertiliser le terreau d’une accalmie dans laquelle la poésie trouve son sens, celui d’un dépassement de soi vers la compréhension de l’autre. Nous comprenons ainsi que Nadia Tuéni énonce une telle contradiction : « Je suis altruiste ; c’est une façon comme une autre de détester les gens. »
Tout porte à nous faire penser que cet élan vers un partage du sensible est au service d’une plaidoirie politique pour la paix qui ne dit pas son nom.
« J’ai droit de revenu sur les larmes. Je me mettrai en état de poésie comme on se met en état de pluie », affirme la poétesse de Juin et les Mécréantes, pour qui l’aspiration à une mémoire pacifiée et à un souvenir en dialogue avec ce qui nous est étranger parvient à être reconquis par un travail du sensible. « Tes yeux sont cris de guerre lorsque ma terre à moi devient paysage amovible », lit-on dans le recueil : tout porte à nous faire penser que cet élan vers un partage du sensible est au service d’une plaidoirie politique pour la paix qui ne dit pas son nom. Le parti pris du sensible de Nadia Tuéni dans Juin et les Mécréantes se présente ainsi comme le véritable acte politique du recueil, ce qui lui donne son sens le plus plein. Il s’agit d’une mise à nu des cris de douleur et des visages opposés qui retrouvent leur dignité par la prise de conscience du fait que « la cendre des commencements » est une salve de concorde pour atteindre à nouveau la tranquillité du monde.
« Jérusalem
il faudrait que tu brûles pour mettre en moi la guerre
qui renaît chaque juin d’une odeur parallèle à celle des corps »
L’éclaircissement de l’instant par la force du souvenir
D’entre les ruines, la poésie de Juin et les Mécréantes apparaît comme la lumière ou le flambeau d’une paix, fruit de l’entretien de la mémoire et du soin de se souvenir. Depuis les réminiscences de ce mois de Juin qui « traîne dans les ports » et qui fait perdurer les effluves de ses propres décombres, Nadia Tuéni propose un texte puissant sur la mémoire métamorphosée par l’écriture et par une histoire à maintenir entre désir d’oublier et nécessité d’entretenir la douleur pour mieux l’annihiler.
Nadia Tuéni est une poétesse par qui le sentiment de l’intime parvient à faire comprendre à la fois les silences de soi-même et les opacités de l’autre. Le travail sur le souvenir personnel qu’elle mène dans Juin et les Mécréantes, ouvrant le poème à l’espace meurtri de la mémoire, amène ainsi à la reconnaissance d’un « langage du monde » qui, au « temps des quiproquos » et des conflits, est porteur d’un savoir sur les événements qui permet d’autant mieux de les entendre et d’en abolir la violence. « Sous un arc de mots j’enterre les prophètes. Les gens de Dieu marchent au pas de guerre. Ecoute, les voici revenir. Je reconnais leur souffle. » Le langage de la poétesse, nourri d’une acuité sensible, est fait outil de connaissance des reflux du réel et saisit dans toute son incandescence le drame tel qu’il se déroule dans sa conscience, tel qu’il a été vécu par ses propres sens.
« Est-ce par mégarde que mort veut dire poussière ?
Je ne me souviens pas des âges lisses de la pierre
ni des murs trouvés sur le chemin »
Cette poésie travaillée par la mémoire et le souvenir accomplit ainsi jusqu’à son dernier souffle la cohérence d’une voix qui s’éteint au moment même où l’accalmie est advenue. C’est au moment de la « Trêve » que « personne n’appelle plus », que « les villes [recommencent] » et que « tout devient horizon / sous le signe des nuits… ». C’est donc au moment où la voix de la poétesse s’exclame « Ô que la vérité est menteuse », que la virtualité d’une concorde édifiée -le temps de quelques pages- laisse place à un silence symbolisant la fin d’un parcours au cœur d’une conscience. Ainsi peut-on comprendre que « Tout n’est si beau que parce que tout va mourir / dans un instant… ». Ces derniers mots de Juin et les Mécréantes entretiennent dans l’éternel l’aspiration à une paix recherchée tout au long d’un recueil qui s’achève précisément avec la fin de ces résurgences mémorielles. La voix du poème est donc bien davantage portée par une foi idéaliste que par la cruauté des anéantissements causés par la guerre. Nadia Tuéni se confirme ainsi comme poétesse de la fragilité de l’instant, de la mise en partage de la douleur : sa poésie affronte avec justesse la souffrance de plaies toujours brûlantes tout en touchant, malgré tout, à notre humanité profonde.
- Nadia Tuéni, Juin et les Mécréantes, Seghers, 1968 (maintenant seulement disponible en format numérique).