La jeune maison d’édition Les Prouesses, dédiée à la parole féministe, publie son cinquième ouvrage. Après Alexandra Kollontaï ou encore Audre Lorde, voici Combien de cœurs, le premier roman de Nawal El Saadawi, figure égyptienne de l’émancipation des femmes, traduit pour la première fois en français.
Nawal El Saadawi (1931–2021) est une écrivaine égyptienne, psychiatre de formation et militante féministe qui connut la prison ainsi que l’exil à plusieurs reprises. Elle est devenue une figure majeure de l’émancipation des femmes dans les pays arabes. Dans son œuvre, elle aborde la question de la sexualité féminine et de l’excision. Elle dénonce également les violences conjugales ou le port forcé du voile. Ses ouvrages ont régulièrement été censurés.Mémoires d’une femme docteure est le premier roman qu’elle publia, en 1957, à l’âge de vingt-six ans. Entre fiction et autobiographie (bien qu’elle s’en défende), ce récit relate l’histoire d’une enfant, qui devient jeune femme et qui se trouve, étudiante en médecine, confrontée au regard masculin et aux valeurs patriarcales dominantes. Ivre de liberté, comme tout enfant, elle se révolte et tente de s’émanciper. Un premier roman courageux, mais dont la narration et l’écriture possèdent encore quelques faiblesses.
Être une femme qui refuse
Cela commence dès l’enfance. Le traitement différencié et injuste entre le frère et la soeur. La honte inculquée à la petite fille dès son plus jeune âge. Puis vient la puberté, les premières menstruations. Déjà on lui parle de mariage. Les hommes et la famille lorgnent la poitrine grandissante de l’adolescente.
“La mère traîne sa fille dans la cuisine et répète :
“Tu te marieras un jour. Tu dois apprendre à cuisiner. Tu te marieras un jour ! mariage ! mariage !”.
L’adolescente ne peut plus aller jouer dehors, où les hommes imposent leurs regards et leurs mains.
“Mais il se rapprocha de moi encore une fois. Je fis de mon mieux pour cacher ma peur en feignant de regarder mon frère et ses camarades jouer, mais je sentis ses doigts rugueux caresser mes jambes et remonter sous mes vêtements. Prise de panique, je me levai et m’éloignais en courant. […] Je courus jusqu’à la maison. Ma mère me demanda ce qu’il n’allait pas mais je fus incapable de lui répondre. Peut-être éprouvais-je un sentiment de peur ou d’humiliation ou les deux à la fois. Peut-être me disais-je qu’elle allait me gronder et que c’en serait fini de cette affection qui nous liait et me poussait à lui livrer tous mes secrets.”
Il y a quelque chose de puissant dans cette figure qui s’émancipe et qui lutte pour choisir sa vie, face à une société où les mœurs et la religion pèsent et broient les femmes.
Il y a quelque chose de terrible dans cette scène, en dehors même de l’agression décrite et vécue : cette incapacité de pouvoir en parler, causée par les sentiments de honte et de culpabilité inculqués précocement, et la peur de détruire la relation maternelle. En quelques lignes, Nawal El Saadawi évoque le drame que vivent les jeunes filles (mais aussi les jeunes garçons), dans une société où la sexualité en général est tabou, ce qui entrave toute possibilité de discussion.
C’est là, sans doute, le grand mérite de ce roman : ce qu’il montre, ce qu’il ose dire, et la réponse virulente d’une femme qui n’aspire qu’à vivre librement, c’est-à-dire jouer, courir, bondir, apprendre, aimer. Pouvoir refuser. Pouvoir tout court, pouvoir faire quelque chose parce qu’on le veut, pouvoir épouser quelqu’un parce qu’on le désire. Il y a quelque chose de puissant dans cette figure qui s’émancipe et qui lutte pour choisir sa vie, face à une société où les mœurs et la religion pèsent et broient les femmes. Ces autorités morales et sociales patriarcales enferment non seulement les femmes dans des modes de vie délimités, mais également dans des modes de pensée qu’elles intègrent et transmettent malgré elles – comme dans ce cas la mère de la narratrice.
“Je les détestais, ces deux excroissances, ces deux petites boules de chair qui déterminaient mon avenir ! J’aurais voulu en libérer ma poitrine avec un couteau tranchant ! Mais impossible ! La seule chose que je réussis à faire fut de les aplatir avec un corset moulant.”
Ces regards lourds d’attentes, de désirs déplacés et de reproches entraînent chez la narratrice, encore adolescente, un rejet de son corps et de tout ce qui se rapporte au genre féminin. Autre drame donc : le dégoût de son propre corps, au point de vouloir lui infliger des mutilations. La violence vécue par la jeune adolescente dans sa chair, sans qu’elle puisse l’exorciser, n’a alors d’autre issue que de se retourner contre elle-même.
Disséquer l’homme
Pour tenter de fuir les injonctions parentales, la narratrice se plonge dans des études de médecine. Nous découvrons alors un milieu violent, déshumanisé, sans émotion ; il permet ainsi à la narratrice de désacraliser le corps et l’être, et notamment de mettre sur le même plan l’homme, la femme et l’animal. Face au cerveau humain, alors qu’elle essayait de déceler la différence entre l’homme et la femme que sa mère lui avait avancée, elle ne trouve “rien. Juste un morceau de chair tendre qui se désagrégeait sous [ses] doigts”.
“La science me prouva que la femme était semblable à l’homme et l’homme à l’animal. La femme avait un cœur, un cerveau et un système nerveux exactement comme un homme, et un animal avait un coeur, un cerveau et un système nerveux comme un être humain. Il n’y avait pas de différences de fond entre eux, il n’y avait que des différences formelles. […] Ce nouveau monde m’enchantait car il mettait la femme, l’homme et l’animal sur un pied d’égalité. La science m’enchantait car elle semblait une déesse puissante, juste et omnisciente. Je lui fis confiance et embrassai ses enseignements.”
Nawal El Saadawi nous décrit plus loin, après un mariage malheureux et un divorce, ce même regard tranchant face à un homme qui tente de séduire son personnage et surtout de l’asservir, voulant “se débarrasser” de cet “esprit aussi tranchant qu’une épée”.
“Que se passait-il ? Pourquoi l’homme s’abaissait-il ainsi devant son désir ? Pourquoi sa volonté lui échappait-elle dès l’instant où il refermait la porte derrière lui en présence d’une femme, se transformant alors en animal sauvage marchant à quatre pattes ? Où étaient passés sa force, ses muscles, son autorité ? Que les hommes étaient faibles ! Pourquoi ma mère en faisait-elle des dieux ?”
Voilà une critique des plus acerbes ! Tandis que les sociétés patriarcales revendiquent la supériorité spirituelle et physique de l’homme sur la femme, la narratrice les sonde à la “lumière chirurgicale” pour découvrir “les profondeurs de [leur] esprit et de [leur] cœur”. Sa conclusion : elles sont “vides et affamées, un esprit superficiel et un cœur factice.” Et elle n’hésite pas à exprimer son mépris : “J’eus pitié de lui et mis fin au combat, me reprochant de m’être mesurée à plus faible que moi.”
Pour conclure, malgré tout le courage que peut avoir ce premier roman, nous n’en sortons pas entièrement convaincu. Une impression de force et d’indépendance reste après la lecture, par ce qui est montré et dit, mais nous avons aussi l’impression d’être restées en surface. Le courage de montrer et de dire aurait pu aller plus loin encore, mais la narration pèche et n’offre au final qu’une histoire banale, sans analyse plus profonde, plus étayée, ou du moins avec une véritable force qui viendrait nous terrasser. Le style, d’après nous, reste encore très adolescent, sans doute car il s’agit d’un premier roman. Par ailleurs, le contexte égyptien, avec ses spécificités, n’est jamais vraiment montré ni décrit: ce qui peut être décevant si l’on souhaite découvrir le vécu particulier des femmes dans les pays arabes. Mais nous pourrions aussi le voir comme le témoignage de l’universalité malheureuse d’une expérience partagée au-delà des communautés, des frontières et du temps. Car encore aujourd’hui, même soixante ans après l’écriture de ce texte, ce livre reste tristement actuel.
- Nawal El Saadawi, Combien de cœurs – Mémoires d’une femme docteure, Les Prouesses, 2023.
Crédit photo : Nawal el Saadawi – Saqi Books