« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir »
Pascal, Pensées
A la différence de ce qui s’est précisé plus tardivement en Occident, la pensée orientale a montré une prédisposition pour la question du néant. Cela s’explique autant par le fond culturel bouddhiste et taoïste que par la différence structurelle qui hante un langage qui n’est pas polarisé par la notion de sujet. On pourrait dire, avec un nombre de nuances adaptées, que l’orient a sondé le néant là où l’occident a privilégié l’être. Il existe un fil dont les auteurs japonais, Keiji Nishitani en première place, ont su hériter entre les observations indiennes (Madhyamika), le taoïsme chinois et la réception du chan par Dogen qui scellera la tradition zen dans une pensée épaisse et difficile. On ne saurait embrasser la pensée de l’École de Kyoto sans ces références ancestrales, notamment sans le trop peu lu Traité du milieu de Nagarjuna qui détricote toutes les dissimulations de l’esprit pour fixer un quelconque attribut dans une énième construction mentale. Le néant de la pensée bouddhique, plus proprement dans le Grand Véhicule, est toujours un néant auto-abolitif, un néant qui s’anéantit lui-même en tant qu’il est non-manifesté. Il est, au niveau le plus élémentaire, l’impermanence des phénomènes. Sans substance, sans immuabilité, les phénomènes ne sont que des co-productions conditionnées et conditionnantes, transitoires, manifestations pures sans trace. Le monde est toujours neuf, toujours frais, et les empreintes des temps passés ne présagent pas d’un alignement futur. Mais ce néant, pure vacuité du « soi » de la chose, témoin du pur présent qui ne cesse de s’actualiser, est aussi une pratique, un regard. En cela il est lourd en implications secondaires, et représente à la fois un toujours-plus et un absolument banal. C’est pourquoi le néant n’est pas tant du registre de la chose que du voir. Il est le lieu d’un Éveil. « Néant par excès », voilà une belle expression de Stanilas Breton. Toute la philosophie restera, face à ce que l’on montre par le mot maladroit de « néant », un monceau de poussière inutile. En accord avec la tradition chinoise, nous mériterions d’énergiques coups de bâtons pour avoir engagé le lecteur sur la piste d’une telle réflexion. On trouvera alors étrange de vouloir déconceptualiser les catégories de l’esprit, afin de ne laisser qu’une béance libre de recevoir le monde, par le recours à la philosophie. Ce serait pourtant oublier que la pensée des patriarches ne vise pas à consolider une théorie de la connaissance mais à libérer les êtres du cycle des conditionnements. Il ne faudra jamais perdre de vue que l’unique but des pensées qui suivent n’est pas de rassurer les lecteurs par une vision confortable, mais de consolider une pratique spirituelle par l’exercice logique. Dans cette tâche de penser le néant originel de l’homme comme intimité fondamentale révélée par la religion et validée par l’expérience, il est fascinant de voir comment Eckhart fût entendu par des intellectuels japonais coincés dans la modernité nihiliste.
Il est donc nécessaire de commencer par quelque chose qu’il ne faudra pas oublier : Maître Eckhart, aussi génial d’originalité et de radicalité soit-il, n’est pas un mystique extrême-oriental tombé par l’erreur du jeu divin dans une géographie qui n’était pas digne de le recevoir. Beaucoup d’études ont voulu, naïvement, faire du mystique rhénan une réminiscence bouddhique dans les recoins de l’occident médiéval, comme si tout était transposable et formulable à l’infini en dehors des contextes et des critères de la pensée. Inscrit dans une tradition qui pose la médiation du Christ comme première – un Christ en transit et dynamique – la récupération contemporaine de la christologie eckhartienne dans les études orientales (aujourd’hui un peu datées, il est vrai) plaira aux rêveurs qui, en deuil d’un christianisme vivant, voudraient ressusciter leurs propres figures dans un paysage dont ils hallucinent l’exotisme et fantasment la pureté. Par chance, ce romantisme ne nous concerne pas. De même que Nishitani, dont nous avions précédemment discuté l’ouvrage majeur, évolue mentalement dans un monde tout autre que le monde européen, Eckhart résonne à nos oreilles comme un passeur d’éternité bloqué par la nuit moderne qui nous couvre. La difficulté d’entendre ces deux auteurs, l’un pour une raison historique et l’autre pour une raison géographique et culturelle, nous est bien réelle. Et pourtant. Tant de rééditions, de succès, de propos sur ce mystique dominicain enseveli sous de saisissants sermons, tant d’intérêt pour une théologie mystique qui, à en croire les statisticiens du désordre, ne rallie plus personne. Comment lire un mystique chrétien à cheval entre le XIIIe et le XIV siècle sans précautions aucunes ? Comment lire un penseur japonais dont la philosophie se construit en silence sur un fond culturel qui se soustrait à l’esprit européen ? Et donc : comment démêler l’œuvre d’un éminent penseur japonais qui commente la mystique d’une époque retirée ? Car si Eckhart vise prioritairement Dieu, Nishitani tente de résoudre la question du nihilisme en en faisant l’expérience assumée. Un propos extrême permet de souligner la chose : si le terme de « Dieu » ou d’ « Esprit » est malencontreusement traduit par la référence shintoïste de « kami » afin de rendre l’idée monothéiste lisible dans un monde animé de forces et de signes multiples, d’immenses champs de significations implicites se soulèvent et ne se recoupent en rien. Et pour autant, la mystique, si tant est que l’on puisse en donner une définition close, se situe toujours à la bordure des habitudes religieuses. Du geste qui la place dans la marge, elle est l’expérience du centre. Par elle, toute la théologie et la pensée religieuse viennent se replier dans l’expérience intime en Dieu. Eckhart n’est donc ni en dehors du christianisme, ni entre les traditions occidentales et orientales. Il est d’un élan comprenant parfaitement le lien essentiel (nécessaire !) entre théologie et mystique, comme le soulignera bien après lui Vladimir Lossky (Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient). Si l’expression de ce que Eckhart vise par le terme de « néant » n’a pas grand chose à voir, nous le verrons, avec le néant de la culture bouddhique – c’est un néant qui passe inéluctablement par une incarnation – il est toujours appréciable de voir dialoguer les grandes pensées qui reflètent, sous des traits différents, la cohérence anhistorique de la métaphysique elle-même. Ainsi, convaincu de l’irréductibilité des questions, nous avancerons sur un chemin pluraliste et perspectiviste, inverse à l’idée syncrétiste, reconnaissant au réel un caractère supérieur à la somme de ses parties philosophiques. Seule la condition religieuse peut nous faire accéder à une liberté radicale, une liberté qui surgit de l’expérience originelle de l’intimité.Seule la condition religieuse peut nous faire accéder à une liberté radicale, une liberté qui surgit de l’expérience originelle de l’intimité.
Terminons ce propos introductif en citant les mots tenus par Michel Foucault sur le bouddhisme zen, qu’il qualifie alors de mysticisme, lors de son séjour au temple Seionji à Uenohara : « On pourrait dire en tout cas qu’il [le zen] n’a presque aucun point commun avec le mysticisme chrétien dont la tradition remonte à saint Bernard, à sainte Thérèse d’Avila, à saint Jean de la Croix. C’est tout à fait différent. Quand je dis le mysticisme, j’utilise le terme dans le sens chrétien. Ce qui est très impressionnant concernant la spiritualité chrétienne et sa technique, c’est qu’on recherche toujours plus d’individualisation. On tente de faire saisir ce qu’il y a au fond de l’âme de l’individu. «Dis-moi qui tu es», voilà la spiritualité du christianisme. Quant au zen, il semble que toutes les techniques liées à la spiritualité ont, au contraire, tendance à faire s’atténuer l’individu. Le zen et le mysticisme chrétien sont deux choses qu’on ne peut pas comparer, tandis que la technique de la spiritualité chrétienne et celle du zen sont comparables. Et, ici, une grande opposition existe. Dans le mysticisme chrétien, même quand il prêche l’union de Dieu et de l’individu, il y a quelque chose d’individuel. Car il s’agit des relations d’amour entre Dieu et l’individu. L’un est celui qui aime et l’autre est celui qui est aimé. En somme, le mysticisme chrétien vise l’individualisation » (Dits et Écrits, Tome III).
Vivre pour rien
« Pour ma part, je loue le détachement avant tout amour. Pour la raison tout d’abord que le meilleur qui est en l’amour est qu’il me contraint à aimer Dieu, alors que le détachement contraint Dieu à m’aimer. Or il est plus noble que je contraigne Dieu à moi plutôt que je me contraigne à Dieu »
Maître Eckhart, Du détachement
Eckhart pose comme point capital la capacité au renoncement de son ego en tant qu’attachement au « moi ». C’est, pour ainsi dire, la première chose à laquelle toute expérience religieuse se heurte dans son projet de maturation. Dans un article traitant des rapprochements entre Ekchart et Nishida (Des images (et) de Dieu. Entre Maître Eckhart et Nishida Kitaro), Marcello Ghilardi explique : « Ni Nishida ni Eckhart ne veulent proposer une dimension du Divin en tant que totalement immanent ou une forme de panthéisme. […] Atteindre le soi véritable (shin no jiko, 真の自己) ou le soi auto-éveillé (jikakuteki jiko,自覚的自己) signifie le comprendre en tant que « centre de perspectivité du monde », le rendre en tant que jaillissement continu du monde et de la vie. » Pour Eckhart, une chose, c’est avant tout une image de Dieu qui témoigne de l’événement d’un excès que nous réduisons à nous. Le lieu même du divin est une coïncidence avec le néant, lieu du néant absolu, lieu où échappe la capture de la chose dans une opération ou un calcul. L’échec théorétique à retranscrire le lieu du divin sera un trait commun saillant chez Eckhart autant que chez les philosophes de Kyoto. Penser ce néant est toujours un scandale en tant qu’il est fictivement présenté comme un opposé de l’être. Celui qui élabore une mystique du néant se conduit alors toujours en déconstructeur de la cathédrale spéculative bâtie sur Parménide. Ce serait passer à côté de l’enseignement du mystique allemand, et notamment du cœur de sa pensée, ce qu’il nomme « la naissance de Dieu dans l’âme », qui est pure union avec Dieu. Cette union n’est pas le simple résultat d’un effort spirituel, mais la manifestation réaliste de l’unité de Dieu en tant que telle. Dans son brillant article (Le Zarathoustra de Nietzsche et de Maître Eckhart), Keiji Nishitani souligne bien comment Eckhart distingue de manière nette cette « union » avec Dieu de cet « un » de Dieu, témoignage d’une volonté de dépasser l’union avec Dieu qui constitue habituellement la mystique individuelle. Nishitani revient ici sur l’histoire de la période médiévale où la pensée d’Augustin – qualifiée de « forme médiévale du platonisme » – considérait la lumière de Dieu comme venant à couler dans l’âme de l’homme, entretenant alors un flux de vie dynamique entre l’homme et Dieu. Cette vision est souvent mise en contraste avec une tendance héritée chez les successeurs de Thomas d’Aquin où le contact abrupt et direct avec Dieu n’était pas rendu possible et où l’âme pouvait s’épanouir dans un espace délimité. Si Eckhart n’ignore aucune des deux tendances, qu’il discute et reconnaît, se nourrissant sans esprit de chapelle chez ces deux immenses théologiens, on voit chez lui une préférence pour la solution augustinienne où la vie est « le commencement en même temps que l’achèvement », tenant son principe originel en elle-même. La vie chez Eckhart est donc toujours dans un mouvement dynamique, dans une dialectique. Ou, plus précisément, c’est ce mouvement dans ses déploiements et ses caractères qui concorde avec la vie. Ici se trouve un premier mouvement de négation, puisque pour entretenir ce critère dynamique entre Dieu et l’homme, ce dialogue révélateur, il est nécessaire que la vie s’auto-abolisse dans son espace intérieur ; et, par cette négation, réside son affirmation la plus authentique. Nishitani dira que cette auto-affirmation est, « en son fond, la manifestation de la force de la vie immédiate et sans intermédiaire comme forme primitive de la vie ». C’est donc une négation de la négation qui constitue le moteur de la dynamique originelle, primitive et archaïque, qui lie l’âme de l ’homme et Dieu, et permet à la vie de s’affirmer vers toujours plus de fond. Le « Dieu dans l’âme » d’Eckhart marque ce critère primitif de la vie en tant qu’il correspond à cet « un » de Dieu et cet « un » de l’homme, et non seulement en tant qu’union de l’homme vers Dieu. Il n’y a plus seulement progression, mais immédiateté des affirmations. Et ce caractère primitif, c’est justement le néant en tant que lieu-source de la vie qui s’écoule en elle-même et pour elle-même, ne cherchant rien en son extérieur.
Eckhart pose comme point capital la capacité au renoncement de son ego en tant qu’attachement au « moi ». C’est, pour ainsi dire, la première chose à laquelle toute expérience religieuse se heurte dans son projet de maturation
On comprend dès lors l’exigence de renoncement, d’humilité, de pauvreté et de détachement nécessaires au dépouillement des scories qui polluent l’origine en lui imposant ce qui n’est pas d’elle. Nous nous situons ici, dans la source pure jaillissante, dans cet « un » qui n’est déjà plus une simple union, bref, dans une égalité stricte. Dans une vie sans raison, l’ego en tant qu’attachement ne peut que s’exténuer avant de s’épuiser définitivement. Eckhart, pour ainsi dire, fatigue l’ego dans le propre fond de la vie. Dans cette immédiateté dynamique, la vie se révèle comme simple, pauvre, et cette pauvreté archaïque est pour celui qui entre en religion un dernier tabou, un insoutenable, une angoisse fondamentale qui vient souvent se réfugier dans un but secret et accessoire, dans une raison confite de jugements, dans un attachement dernier. C’est par ce mouvement de retour-à-soi que l’âme surgit dans la vie, et, en tant que surgissement « dans » la vie, elle se sépare de la vie tout en laissant apparaître l’origine de la vie. En témoigne un « rapport » à l’âme, un lien, un attachement. C’est pourquoi ce lieu est encore celui de l’ego en tant que substance dans son opposition sujet-objet où l’extérieur est vu par la représentation, représentation qui n’est autre qu’un acte de l’ego qui fige les choses dans des objets et les voit comme depuis un extérieur. C’est pourquoi Nishitani commentera ici que « si l’on renonce au rapport à l’objet, alors la forme déterminée de l’ego est également brisée et, en sens inverse, il se pourrait que le lien entre l’ego et la source de la vie apparaisse. Ainsi, ce qui est d’abord requis, c’est la négation du pour autrui, la suppression de la représentation. Chez Eckhart, une telle élimination de la représentation constitue également une condition préalable a la naissance du Fils de Dieu en l’âme ». Pour que la parole de Dieu soit rendue audible, il faut que l’âme devienne elle-même une forme vide de toute image et de toutes choses, qu’en elle la manifestation de l’extérieur ne vienne pas installer un bruit perturbateur. C’est l’âme en tant que matrice, en tant que ventre, qui accueille la parole dans l’espace vide qui la compose. Nishitani dira que c’est « le fait que la parole de Dieu, présente en l’homme depuis le commencement éternel, lui apparaisse à ce moment ». Chez Eckhart, le vide fait réception ; c’est ce vide, ce retrait de l’extérieur dans l’âme, qui permet à la parole de s’ouvrir, à la manière d’un tsimtsoum qu’il faut comprendre à sens inverse, car revenu à son incarnation brûlante et érotique (tsimtsoum de l’hébreu צמצום, « contraction », qui résonnera différemment au lecteur lorsque nous évoquerons la « concentration » comme principe ontologique). C’est donc l’âme vide, anéantie, qui perce la vie divine et qui permet à la source de s’éployer dans sa manifestation, une manifestation qui témoigne du visage originel de l’homme, du visage d’avant sa propre naissance, de sa Face la plus pauvre et pourtant la plus vraie. C’est le néant de l’âme qui permet à Dieu de naître dans cette même âme dénuée de bruits parasites, installée dans un silence fécond sans lequel Dieu demeure imperceptible. Il faut comprendre le propos : ce n’est pas Dieu qui se retire pour laisser une place à l’homme, comme on l’entend parfois, sous-entendant les préambules d’un retour du matérialisme par d’autres voies. Ici, c’est l’homme qui retire le tumulte bourgeois qui poudre son âme pour laisser l’immense profusion de Dieu, sa richesse, sa Parole, se répandre sans limites.
« L’œil par lequel je vois Dieu est identique à l’œil par lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un œil et une vision »
Dieu n’est pas diminué pour l’homme, et l’homme n’est pas moins retiré de Dieu. Il y a plutôt jaillissement total de l’identité dans une théophanie libre des grumeaux de la pensée habituée. Il n’y a pas de démission du principe divin, mais expansion radicale, et c’est cette expansion qu’il faut laisser mûrir en respectant sa finesse, sa subtilité, sa fragilité symétrique en image à la condition humaine. Il est si simple de tout dégrader par le bruit, et les profondeurs méritent tant de soin. « L’œil par lequel je vois Dieu est identique à l’œil par lequel Dieu me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un œil et une vision » dira Eckhart dans les Traités et Sermons. Distinguer le fond de Dieu et le fond de l’homme devient alors impossible et incohérent. Ce « voir » d’Eckhart dans une actualisation pure dépasse l’être de Dieu puisque parler de Dieu est alors devenu impossible, Dieu est pour ainsi dire abandonné avec le restant des dualités habituelles (être et néant, absolu et relatif, transcendant et mondanité, etc). Là où le chrétien pétri de hautes certitudes clamera à tous son attachement à Dieu, les grands mystiques s’efforceront de briser ce lien final par amour même de Dieu. C’est ici qu’Eckhart arrive à son point d’achèvement, puisqu’il est tout comme Nishitani un grand penseur de la liberté, et cette liberté n’est rendue possible que dans le néant de Dieu – Nishitani dira qu’ici « l’homme est libre en se fondant sur « l’abîme sans fond » qui constitue son propre fond ». C’est pour cela qu’Eckhart insistera autant sur le détachement ou le délaissement (Gelassenheit), thème qui inspirera aussi bien Heidegger que Schelling. Le détachement est un abandon royal et suprême, impérial vaisseau conduisant aux viscères spirituelles de l’homme. Il mène au fond de l’âme sans dualités, dans le fond insondable d’un Dieu indistinct, dans l’origine la plus fraîche qui ne peut se connaître qu’en intuition. N’est-ce pas d’ailleurs la définition vivante d’une métaphysique comme l’entendait Guénon et, avant lui, tous les penseurs de la tradition ? C’est cet abandon qui achève la séparation. L’âme délaisse le « moi » pour rejoindre un Dieu avec lequel elle co-participe en tant qu’image depuis l’origine. La réalisation du « soi » bien compris, du « Je suis » de l’évangile de Jean, n’est dès lors possible qu’en se vidant de tout, par un mouvement négatif sans retenue. On pourrait dire que c’est là le retour de la vie à sa condition normale, condition jamais réalisée dans le monde ordinaire de la dualité. La vie normale est engluée dans les bruits du monde. « Dans notre vraie nature, nous sommes non-manifesté absolu, manifesté seulement par le rêve de la vie tout en restant cependant toujours dans l’absolu » disait Bankei Yotaku. En s’oubliant soi-même, la parole vit dans l’expérience « une » de l’origine, une origine sans fin, sans but, une vie « pour rien ». La réalisation négative est une grande affirmation, qui embrasse tout, capable de revenir vers un quotidien alors embrasé par cet éveil-vision qui désencombre l’esprit. Devenir un pur néant, c’est donc abandonner son statut de créature, mais c’est aussi, en abolissant la dualité, départir Dieu de son seul statut de Créateur. On comprend pourquoi Eckhart dira que la prière la plus noble est la prière de détachement, n’étant pas du registre de la louange, du remerciement, de la demande, qui sont à chaque fois des distances supplémentaires entre « moi » et « Dieu ». En prière, je ne dois pas « savoir » la présence de Dieu. Si je fais de Dieu un support de ma prière, alors je suppose encore une mise à distance qui, par définition, manque Dieu par le fait même de le viser. Abandonner son « identité », sa volonté, ses désirs, cela résonnera mollement aux esprits pétris par l’Empire des choses. Et pourtant, c’est en annulant que l’on réalise. C’est le sens du Grand Silence, ce silence qui goûte la Beauté du Visage, un silence luisant comme une larme abâtardie dans les heures passives, comme ondulant sur les récifs calcaires des rascasses cartusiennes, traçant la rémanence des grandes profondeurs.
Cheminer dans le néant : soutenir la béance
« La Réalité ignore la distinction entre saints et êtres ordinaires ; elle ignore aussi la chute dans le silence. La Réalité, au fond, n’existe pas, mais cela n’est guère du nihilisme car, au fond encore, il y a une Réalité qui ne relève pourtant pas de l’existence. L’existence et l’inexistence ne sont que des opinions dictées par les affects. Elles sont là comme des illusions magiques, comme une taie sur l’œil »Houang-Po, Entretiens, Le recueil de Wan-Li
Contrairement à son disciple contemporain Shizuteru Ueda, Nishitani n’a jamais eu accès à l’œuvre latine du mystique rhénan et fût limité aux textes en allemand, qu’il considérait cependant comme suffisants pour comprendre le « cœur » de la pensée du maître. Malgré une remarquable érudition, il ne faut donc pas chercher chez Nishitani un commentaire de référence mais plutôt l’histoire de la réception d’une pensée. La vision du néant de Nishitani passe par Eckhart comme un support positif de réflexion : il s’y appuie, s’y rapproche, pour mieux s’en distancier. Nishitani, qui hérite du concept de « lieu du néant absolu » de son mentor Nishida, a conscience que la « question du néant » est en réalité une anti-question. La religion est toujours validée par une expérience qui transcende les sens avant de transcender l’intellect, et les deux penseurs que tout éloigne cherchent un « devenir soi » qui se vit en dehors de la connaissance : il s’agit d’ouvrir un lieu où l’être de celui qui pose la « question de l’être » se transforme lui-même en une question au moment même de sa question. En ce sens, l’homme qui devient lui-même devient « sa » propre question. C’est peut-être ce qui distingue les démarches entre philosophie et religion. Dans son maître livre Qu’est-ce que la religion ?, Nishitani note : « Je pense en outre que ce qui différencie fondamentalement la religion de la philosophie et fait l’originalité du mode de vie religieux réside dans la poursuite obstinément réelle de cette direction où le doute devient ainsi chose réelle dans le soi, se rend présent au soi en tant que réalité. Car, même lorsque le doute philosophique en arrive à se rendre présent au soi en tant que réellement tel, il se déplace vers le point de vue de la réflexion théorique et il va rechercher à ce niveau-là une clarification et une résolution des questions ». Ce doute dont parle Nishitani n’est en rien un phénomène de la conscience où un état que l’ascèse religieuse viendrait bâtir, il s’agit d’un doute comme lieu où le « champ de la conscience s’est effacé ». Cet effacement est éveil à soi de manière radicale. Le néant chez Nishitani est un inconditionné, et par cela il permet de s’extraire de la conscience sensorielle ou de ce que, trop rapidement, nous considérons comme moteur d’une identité. Cependant, si Eckhart pense en tant que chrétien d’une manière ascensionnelle, comme montée qui retourne à la source de l’Homme intérieur, vivifiant le manque dans l’incarnation perpétuellement renouvelée – on pourra voir là comme une parousia anhistorique dont le lieu de maturité est le cœur même de l’homme – Nishitani reconduit la pensée des deux mondes propres au bouddhisme du Grand Véhicule : le monde surpramondain, « absolu », et l’existence mondaine, « relative ». Nishitani ne propose pas de choisir un monde à l’autre, de se diriger « vers », mais de faire cohabiter les mondes dans l’éveil. A ce titre, il note que l’illumination elle-même s’actualise en tant que réalité à partir de la racine de la totalité des choses, à l’unisson avec le soi. Du reste cette réalité n’est rien en dehors de la réalité du soi et de la totalité des choses, à savoir l’actualisation de leur ainsité. En retournant le grand doute à partir de son propre fond, la réalité vient à paraître. C’est là notre « visage originel ». Le lieu même où le soi devient néant s’ouvre par l’amour divin en tant que lieu d’accueil. « De ce lieu, on ne peut dire ni qu’il est corrompu ni qu’il n’est pas corrompu. Il est simplement néant, le néant qui apparaît dans la prise de conscience la plus extrême de l’homme ». La kénose divine est à ce titre un pur néant qui se pose, comme une semence vient se poser dans la terre avant de germer, dans un éveil à soi. Elle est anéantissement et invitation, appel. Cet éveil n’est donc rien d’autre qu’une appropriation de la chose en tant qu’elle manque sa cible, ou, pour le dire en termes chrétiens, une appropriation du péché.
La kénose divine est à ce titre un pur néant qui se pose, comme une semence vient se poser dans la terre avant de germer, dans un éveil à soi.
C’est pour cela que Nishitani s’opposera au néant athée de type sartrien, néant qui se pense d’une manière immanente à l’ego et qui le reconduit dans une pensée qui rabaisse la liberté. Le néant, chez Sartre, est toujours un nommé dans une position. Le philosophe japonais dira : « Tant que ce néant est établi au fond du soi comme une entité qui est nommé le néant, il n’arrive pas encore à échapper à la position, rejetée par le bouddhisme, de la mauvaise saisie de la vacuité, c’est-à-dire la position qui s’attache à la vacuité. Le soi qui érige le néant, dans le fait même de l’ériger, est attaché au néant et obsédé par le néant. Tout en apparaissant comme une négation de l’attachement à soi, en réalité, c’est un attachement à soi dissimulé et renforcé ». Nishitani comprend bien que Eckhart voit le Créateur comme un aspect de Dieu qui s’est révélé aux créatures, vu par les créatures, mais qui n’est pas pour autant l’essence définitive de Dieu ou un qualifiant net de ce que Dieu est en lui-même. Car cette essence de Dieu « va au-delà de tout mode d’être (toute forme), et elle ne peut être dite qu’en tant que néant absolu (en réalité parler d’une « essence » est déjà inadéquat) ». Ce que Nishitani repère parfaitement, c’est que chez Eckhart l’incarnation de Dieu en Christ (naissance de Dieu dans le monde humain) est entendu comme événement historique qui a été transféré « vers l’intérieur de l’esprit humain ». Ainsi, il s’agit de briser la gangue égotique en pénétrant plus profondément en Dieu, dans un chemin qu’il faut remonter. Nishitani commente Eckhart : « En progressant à partir de là, la pénétration de l’esprit à l’intérieur de Dieu se poursuit et elle n’est rien d’autre que la profondeur de Dieu venant se manifester à partir de l’intimité de l’esprit, tout en brisant l’esprit. Et pourtant, ce faisant, l’esprit rentre à l’intérieur de lui-même de plus en pus profondément et il devient de plus en plus profondément lui-même. Eckhart décrit cela comme le fait que l’esprit continue à percer au-dedans de Dieu. En allant dans cette direction jusqu’au bout, l’esprit atteint le néant absolu qui est l’essence de Dieu. Il atteint le lieu où ne se trouve plus aucune chose, ce qui est nommé le « désert » de la divinité ». En somme, l’identité à soi de l’esprit est auto-identique avec l’identité à soi de Dieu. Nishitani reconnaît à Eckhart une grande originalité de pensée, notamment dans le fait de voir l’essence de Dieu là où, précisément, le Dieu entendu comme personnel et qui fait face à ses créatures est dépassé. « Le fait que l’être ne soit l’être qu’en unisson avec la vacuité cela signifie que l’être, à la racine, possède le caractère de l’« illusion », cela signifie que les étants sont tous, essentiellement, une apparence illusoire ».
Nishitani va étendre sa compréhension du néant jusqu’à déduire les orientations qui dirigent la religion chrétienne et la science, à savoir et réciproquement le primat de la chose animée ou le primat de la chose inanimée ; le primat de la vie (puis par ascension logique de la personne, l’âme ou l’esprit, et donc de la religion personnelle entre Dieu et l’homme) ou le primat de la mort, de la matérialité qui décrit la chose/objet. C’est justement cette précision qui va permettre à la fois de caractériser les traits de l’Occident dans lequel nous vivons ainsi que de congédier définitivement l’amalgame de la vacuité bouddhique (un vacuité que l’on qualifiera de « sans parti ») avec un nihilisme, comme certains théologiens chrétiens ont pu la lire lors du siècle dernier. Disons tout de suite que le terme de « vacuité » prête à des raccourcis aussi nombreux que de confusions. Il y a dans le terme de vacuité l’idée d’une conscience plus sage et plus fine, une -acuité. La pensée bouddhique procède toujours de vide en vide, déracinant les refuges et fondements, sapant la compréhension déposée dans une hypostase. Elle rappelle l’absence de nature propre des choses, qui n’existent qu’en rapport avec d’autres. En cela, Yen Chan (La voie du bambou, Bouddhisme Chan et Taoïsme) a raison de remarquer que la vacuité de la pensée bouddhique rappelle symétriquement les spirations de la Trinité chrétienne. Toujours dans son livre capital, Nishitani explique : « Il subsiste encore toujours des traces ici d’une manière habituelle de penser où l’on met simplement le nihil en opposition à l’être comme sa négation conceptuelle. La notion de néant, en Occident, n’a pas échappé jusqu’à ce jour à cette manière de penser. Cependant, lorsque l’on parle de « vacuité », on voit apparaître une différence radicale. La « vacuité » n’est proprement la vacuité que là où a été évacuée même la position qui se représente la vacuité comme une « entité » vide. […] Bien entendu, habituellement, nous nous tenons en une position où nous voyons simplement l’être uniquement en tant qu’être, une position où nous sommes pris dans l’être. Et par conséquent, si cette position devait être brisée et niée, le nihil s’y manifesterait. Et cette position du nihil, à son tour, étant une position qui voit simplement le néant uniquement comme néant, est une une position où l’on est captif du néant. Et donc à nouveau cette position doit être niée. C’est alors que la « vacuité » vient se manifester en tant que la position qui, ayant échappée à cette double captivité, en est totalement détachée ». C’est pourquoi la vacuité représente pour le nihil un véritable « abîme ». C’est donc logiquement que si l’on se représente un objet comme la vacuité, cela ne peut être la véritable vacuité. Cette vacuité, c’est précisément le lieu où les choses viennent en présence sous forme de l’ainsité actualisée dans la réalité. Et cette manifestation a lieu non pas dans l’ordre de la connaissance, mais de manière intime, vécue, pour ainsi dire concrète et réaliste. Nishitani empreinte alors pour souligner cette réalité actualisée une image commune au bouddhisme zen, l’image du feu : « la véritable identité à soi du feu ne s’établit pas dans l’identité à soi selon la « substance » ou selon l’« ipséité » dans la combustion, mais elle s’établit au contraire uniquement sur base de la négation absolue de cette identité à soi, sur la base de la non-combustion ». Ce que Nishitani explique, c’est que le feu est une non-combustion dans le fait même de s’occuper à sa propre combustion, au sens où, comme le veut l’adage, le feu ne se brûle pas lui-même. Lorsque j’observe le feu et reconnaît que cela est du « feu », c’est une vérité incomplète et tronquée. Nishitani complète : « La vérité, c’est bien plutôt le fait de nier la position qui affirme cela, le fait de dire que ceci n’est pas « du feu ». C’est seulement à partir du moment où l’on pourra dire cela que s’établira véritablement aussi le fait que « ceci est du feu » ». Ce que je vois n’est pas du feu, et, donc, c’est du feu, car ainsi j’indique l’en-soi du feu libre de la positivité du feu capturée dans la modalité de l’être. Ici, la réalité telle quelle du feu s’exprime. Ces propos paraîtrons absurdes ou ridicules à celui qui n’arrive pas à sortir du régime pur de la raison, qui ne fait que « juger » la chose qu’il observe, lui attachant une valeur d’appui. Cependant, au regard de l’en-soi qui se réalise dans la vacuité, le feu est du feu et le feu n’est pas du feu, et c’est pour cela qu’il est du feu. Le bouddhisme sino-japonais insistera autrement en disant que la vacuité est la forme, et que la forme est la vacuité. Cette vacuité se réalise comme une présence dans un monde d’apparences concrètement vécues. C’est de cette vacuité dont il est question dans le Genjō kōan de Dogen. Dans ses Stances du Milieu par excellence, Nagarjuna dit clairement : « Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d’échapper à tous les points de vue. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclarés incurables ». La vacuité est une évacuation, une dépollution au sein même du monde. Il faut prévenir ici le risque de considérer la vacuité comme « quelque chose » que l’on plaquerait sur les apparences pour les comprendre ou les modifier, au sens où il suffirait « d’appliquer » la vacuité pour se libérer du nihilisme. Rien n’est plus contraire à l’idée du Bouddha, qui a historiquement vu le risque de cette fausse interprétation, et qui dit : « Ce n’est pas par la vacuité qu’on fait les dharma vides, mais les dharma eux-mêmes sont vides ». Daoxin dira dans le même sens que « c’est l’essence de la forme que d’être vide ». La forme ne vient pas, par un quelconque mouvement, s’abolir dans la vacuité. Elle est vacuité. On remarquera une fois de plus que la vacuité est à la fois une chose tout à fait simple et ordinaire et extraordinairement complexe dans ses implications secondes. Mais surtout, si l’on comprend la vacuité comme la forme, cela veut dire que la vacuité conduit à un registre qui n’est rien d’autre que ce que Nishitani appelle la « grande affirmation », au sens d’un « oui » qui affirmerait la forme et sa source du même jet, à l’image des mondes bouddhiques relatifs et absolus dans lequel habite perpétuellement le pratiquant qui ne fait, finalement, qu’osciller son regard en gardant l’attention de ne pas prendre les apparences pour des choses réelles et absolues (biens qu’elles existent en tant que manifestations). « L’être n’est l’être qu’en étant un avec la vacuité. Tous les étants ne sont à la source d’eux-mêmes que sur le plan de la vacuité, et ils atteignent là leur en-soi dans son ainsité. Même si la « chose » apparaît de nouveau de manière substantielle, cette substantialité en est une qui se réalise en étant à l’unisson avec la vacuité absolue. Elle est la susbtantialité absolument non-substantielle ». Nishitani comprend ici que la tradition bouddhiste va peut-être plus loin que la pensée d’Eckhart sur ce point. Ce dernier conserve encore les traces du concept, des mots, des suggestions. Il reste en dialogue dans la relation interpersonnelle avec l’hypostase qui est générée par le Père. Nishitani, pétri par la tradition zen, ne transige jamais : il envoie à la casse toute forme de dualité, combien même elle serait retravaillée. Cet « apophatisme extrême » questionne ici le chrétien plus que le bouddhiste : peut-on accepter, dans ce grand vide dont on comprend le sens banal, de quitter le Fils et le Père, de se dépouiller de tout, de congédier les derniers éléments de connaissance théorique. Le bouddhiste, évoluant dans un monde non théiste (mais sûrement pas athée), ne se posera évidemment jamais la question.Impersonnelle liberté
« Nous sommes essentiellement attachés à nous. C’est-à-dire que nous nous fermons de nous-mêmes à la position de la vacuité qui est la rive absolument proche de nous. Et dans cette mesure aussi cette rive absolument proche reste toujours pour nous une rive absolument lointaine »
Keiji Nishitani, Qu’est-ce que la religion ?
L’originel de l’homme transcende donc nécessairement la question du bien et du mal. Et c’est vers cet état, semblable à l’enfant encore innocent, que se dirige le saint. Rien d’étonnant alors de voir le défunt maître du zen Rinzaï, Yamada Mumon Rôshi, dire en 1977 face à la caméra de Ronald Eyre : « A moins que le cœur ne devienne celui d’un petit enfant, on ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Zazen, c’est devenir un petit enfant ». Cette quête de l’innocence, d’un « soi » insubstantiel qui est tout autre que le « moi », est ce qui garde le sujet de la liberté. Elle trace les contours de l’expérience d’une personne qui, expérimentant son éveil, s’impersonnalise. C’est en cela que l’on peut dire que devenir-soi dégrade les distinctions identitaires, au sens absolu, de la vie et de la mort. Nishitani cite Eckhart dans le texte (Gesamtwerk) et s’appuie sur le passage suivant : « Lorsque, dans la percée, j’aspire à me tenir vacant dans la volonté de Dieu et que j’aspire à tenir en état de vacance la volonté divine, toutes les actions de Dieu et Dieu lui-même, je me tiens au-dessus de toutes les créatures et, n’étant ni Dieu ni créature, je suis plutôt ce que j’étais et resterai, à présent et pour toujours. […] La personne est pour ainsi dire un phénomène sans rien dont il est la phénoménologisation. Derrière la personne, il n’y a rien. Cela veut dire que derrière se trouve cet « il y a rien ». Derrière se trouve un lieu qui est un complet néant, où il n’y a pas la moindre chose. […] Cependant, si l’on se limite à cela, le néant sera toujours un concept de néant, ce sera un néant pensé. Le néant absolu, qui suppose qu’il n’y ait aucune « entité » nommée le néant, n’est pas un néant pensée, il ne peut être qu’un néant vécu ». La personne est alors ici toujours un masque, persona, s’actualisant dans la forme du sans forme. « L’homme, à la racine de son mode d’être personnel, s’actualise en tant que sa manifestation ». Le manque des êtres humains s’exprime dans le phénomène lui-même, et c’est pour cela qu’ils ne sont pas pleinement humains : ils sont humains en tant qu’ils sont phénomènes, et pourtant il leur manque toujours ce qui se phénoménalise dans l’actualisation. Nishitani voit bien l’importance du détachement à opérer, à savoir le fait d’échapper non seulement à soi et au monde mais aussi à Dieu au profit de Dieu (dans l’abandon même de ce que l’on ose encore nommer « Dieu »). Il évoque cela comme ce qui est absolument transcendant. Ainsi, « la « vacuité » est le plan sur lequel nous nous actualisons en notre ainsité en tant qu’hommes concrets, c’est-à-dire en tant qu’individus, à la fois personnels et corporels, le champ également où s’actualisent en leur ainsité toutes les choses qui nous entourent ». On comprendra donc que Nishitani considère la question de la liberté à l’inverse d’une mystique affective. Pour ce dernier, la liberté absolue coïncide dans l’impersonnalité de la personne, alors dépourvue du moindre point d’appui extérieur pour fixer sa vie.
L’originel de l’homme transcende donc nécessairement la question du bien et du mal. Et c’est vers cet état, semblable à l’enfant encore innocent, que se dirige le saint.
Dans Qu’est-ce que la religion ? Nishitani nous dit quelque chose de particulièrement intéressant sur la concentration, indispensable à la liberté absolue mais également pratique de l’impersonnalité. La concentration n’est pas entendue comme une faculté de l’esprit ou une disposition mentale, mais comme un principe ontologique. Et cette concentration renvoie à la géométrie des choses en tant qu’elles participent du centre. C’est, comme nous le disions au début de cet article, l’expérience mystique de la marge et du centre. Nishitani explique que les choses, dans leur nature, viennent manifester une manière d’être telle qu’elles sont le centre de toutes les choses : « Chacune de toutes les choses devient le centre de toutes les choses et en ce sens elle devient un centre absolu. Cela constitue l’originalité absolue de la « chose », sa réalité. Toutefois, même si chacune est ainsi un centre absolu, cela ne signifie pas qu’il y ait une dispersion absolue. Tout au contraire, c’est bien en tant que chacune d’entre elles est le centre absolu de toutes sont un. […] C’est seulement dans le champ de la vacuité que peut se rassembler simultanément en un le tout ensemble des choses telles qu’elles sont chacune absolument originale, et telles qu’elles sont chacune le centre absolu de tout ». Une chose est donc toujours à la source des autres choses en tant qu’elle se trouve à sa propre source. Et, justement, cette situation ne se retrouve que dans le registre de la vacuité. Ainsi, « le nihil s’ouvre à la racine du « soi », et de plus ce nihil n’est pas seulement regardé comme un simple nihil, comme s’il se trouvait à l’extérieur du soi, mais il est pris en charge par le soi lui-même de manière subjective, assumant que le soi est vide, et il devient le champ de la transcendance ekstatique pour le sujet ». Nishitani voit donc la concentration – qui parlera aux pratiquants du zen ou du chan puisqu’elle est une disposition essentielle du zazen avec l’attention juste – comme un principe réaliste. Et ce principe réaliste ne congédie pas la multiplicité pour l’unité ou réciproquement. La concentration est le « lieu où prend sa source la manière d’être non-objective et en-soi de la « chose » se trouve à la source de notre soi (à portée de main ou sous nos pieds) ». En cela, l’être du soi replié sur sa propre source est pour ainsi dire concentré au sens littéral du terme, il trouve dans sa dispersion un lieu de concentration qui le rassemble. La manière même de la dispersion est concentrée si elle est vue à partir de la source. La concentration est un retour à l’origine, mais c’est aussi un principe d’action, une pratique religieuse, et nous devons nous demander à la lumière de cette analyse : que faisons-nous vraiment quand nous nous concentrons (en prière, en zazen, dans la contemplation) ? La concentration sur un objet extérieur est-elle encore concentration, et peut-on se con-centrer sur autre chose que sur nous-mêmes ? Nous noterons en passant que les scientifiques s’accordent aujourd’hui sur le fait que l’univers physique oscille entre deux positions : expansion et contraction.
Le primat du sujet : la langue en détours
Nous l’avons vu, dans l’expérience de la vacuité la subjectivité se défait par nombre d’endroits. Et c’est peut-être ce point précis qui explique pourquoi les intellectuels japonais ont tant travaillé sur les auteurs occidentaux qui réussissaient à échapper au régime morbide de la volonté, au pur sujet, au calcul incessant. Il serait vain de croire que nous pensons en dehors notre seule véritable maison, la langue. Or, la langue japonaise n’est pas une langue du sujet. En français comme dans un certain nombre de langues européennes, une phrase se structure minimalement autour du sujet et du prédicat qui lui est attaché, ce dernier s’accordant en fonction du genre et du nombre. Le travail de linguistique opéré par Takehiro Kanaya dans sa thèse intitulé La notion de sujet en japonais nous permet d’aborder un thème souvent négligé mais dont l’importance est pourtant primordiale. Partant de son expérience de l’enseignement, Kanaya s’appuie sur les linguistes ayant défendu l’idée que la notion de sujet grammatical ne correspond pas à caractériser la langue japonaise. Les notions de sujet et de prédicat comme unité fondamentale de la phrase sont fondamentalement indo-européennes. Or, à la fin du XIXe et dans le début du XXe siècle, les linguistes post-Meiji ont adopté les notions de linguistique occidentale, parlant alors d’un sujet-prédicat, shugo-jutsugo. Kanaya montre en s’appuyant sur les travaux de Mikami comment cet universalisme grammatical échoue inévitablement à rendre compte des spécificités du japonais, notamment dans le fait que la phrase japonaise ne comporte qu’un seul pôle, le prédicat. Tous les compléments s’y rapportant sont considérés sur le même plan par rapport au prédicat, y compris le sujet qui est un complément du prédicat. Une contribution importante de Mikami porte en effet sur la fonction de la particule wa qu’il définit comme le marqueur thématique de la phrase. Le japonais thématise les situations et ne part pas du sujet comme pôle constitutif de sa phrase. On pourrait dire que sa structure contient implicitement l’idée suivante : le japonais parle des choses plutôt que des impressions d’un sujet sur les choses. Il ne rapporte pas le monde à un « moi » définitif et statique. Rendant compte de l’« écart infranchissable ente la réalité linguistique indo-européenne et la réalité linguistique japonaise », le travail de Kanaya souligne cet « euro-centrisme des élites japonaises qui éprouvent, encore aujourd’hui un certain complexe d’infériorité ». Cette thèse nous permet de comprendre la centralité du sujet métaphysique en occident, qui ne saurait être séparé du sujet linguistique par lequel il est pensé et qui structure souterrainement l’ensemble des considérations implicites à la pensée indo-européenne.La « pensée japonaise » n’est pas une pensée du primat du sujet en grande partie parce que le sujet grammatical n’est pas l’élément vertébral de la langue japonaise. Afin de sortir du « je suis » et accueillir les choses en tant qu’elles se manifestent et non en tant qu’éléments ramenés à une considération personnelle, quand bien même détricotée, il est nécessaire de penser la place que nous donnons à notre « personnalité » dans la phrase et dans la grammaire. Concluons ce cheminement erratique en notant le propos de Bernard Stevens dans son Invitation à la philosophie japonaise, autour de Nishida, propos cité par Philippe Cornu dans son livre brillant de pédagogie Le bouddhisme, une philosophie du bonheur ? : « L’hypothèse que l’on peut énoncer, dans tout ceci, est que l’apport des pensées non occidentales contribue activement et de manière essentielle à l’accomplissement du projet philosophique en tant que tel. La pensée métisse, telle qu’on peut la découvrir aujourd’hui, encore en gésine, au Japon en particulier, mais aussi en Inde, en Afrique ou ailleurs, est le site d’un tel accomplissement. […] Elle est en vérité l’atelier d’un humanisme concrètement universel, du « premier humanisme universel. […] Or la philosophie occidentale considère que son discours est universel, de droit. Mais c’est sans se poser la question de savoir dans quelle mesure cette universalité ne serait pas, en fait, une simple projection à toute humanité de convictions et valeurs particulières, spécifiques à l’homme européo-américain. Sans doute est-ce parce que le paradigme hégélien et husserlien de l’Esprit et du logos occidental en tant que télos unique de l’humanité entière […] reste le présupposé tacite de tout le travail philosophique en Occident – y compris dans sa manière de traiter la question de l’altérité. L’autre est toujours pensé à partir d’une projection du même. […] L’autre n’est jamais entendu comme sujet ».
« C’est ainsi que plus on cherche, et plus on est loin ; toute recherche va à fin contraire. C’est là ce que j’appelle un secret »
Lin-Tsi, Entretiens
Références complémentaires
– Penser le néant, vivre libre – Sur quelques thèses de Maître Eckhart et leur résonance dans la philosophie de l’École de Kyoto, Ryo Sato
– Mystique du néant et śūnyatā selon la perspective de l’École de Kyōto, Giancarlo Vianello