Jacques Roubaud (©  Renaud Monfourny)
Jacques Roubaud (© Renaud Monfourny)

Traversée des temps, cristallisée en une polyphonie des formes et des couleurs, des idées et des sensations, le dernier recueil de Jacques Roubaud, Octogone, porte en lui l’héritage d’un demi-siècle d’exploration poétique, chez celui qui, à la fois classique et iconoclaste, demeure l’un de nos plus grands poètes français contemporains.

20 février 2014
20 février 2014

Avec une audace jubilatoire, Jacques Roubaud s’accoquine avec l’héritage de la poésie française, de la Pléiade aux Oulipos, pour poursuivre le travail poétique, jusqu’à atteindre l’instantanéisation des intuitions, qui portèrent nos plus grands poètes, à la grâce. Non pas un gai savoir philosophique mais une heureuse spiritualisation poétique ; l’ombre des grandes figures absentes passent imperceptiblement, et laissent leurs sèves dans le plaisir des mots et des sons, la joie des lignes imprimées et des pensées florissantes ; filtre déformant et suprêmement créateur, régénérateur d’une langue poétique et d’une expérience de pensée à la fois esthétique et conceptuelle, Octogone invite le lecteur page après page à voyager dans le champ des possibles, éternellement émancipateur, de la poésie.

Situons-nous en lieu et place des premiers pas, des premières pages : après ce grand mouvement ascensionnel et processionnel, au sein de la nature, dans son texte intitulé Entrecimamen, les Vingt partitions parisiennes, I comportent des promenades comme celle-ci :

dix

Canal Saint-Martin

(vers l’Hôtel du Nord, par exemple)

L’azur ce matin m’inonde de soleil

L’eau cette nuit me déborde de lune

Une atmosphère obscure enveloppe le canal

Les nuages se déchirent derrière les feuilles

C’est l’été. Les fenêtres s’ouvrent à l’Hôtel du Nord

C’est l’automne. L’averse frappe aux fenêtres de l’Hôtel du Nord

Il tombe des chiens en biais, des automobiles, du soleil

Entre tes doigts nervures d’une feuille

Dans ta tasse de café tu agites la lune

Pendant qu’il pleut sur la péniche, l’écluse, le canal

Le beau temps dépleut l’écluse, la péniche, le canal

Piquéd’une petite vérole de pluie sous l’Hôtel du Nord

Dans le tunnel s’enfoncent une embarcation et la lune

Marche au soleil

Au bord de l’eau qui frissonne feuilles

Mois de mai, paressent les peupliers en bonnes feuilles

Du haut de la passerelle tu décomptes quant au canal

Un cent de pigeons jetés au soleil

Cette nuit les fenêtres resteront noires à l’Hôtel du Nord

Dans l’eau souple l’émulsion de lune

Quai de Jemmapes, quai de Valmy, verts de lune

Parallélogrammes de piétons et de feuilles

Patience à l’Hôtel du Nord

Dimanché d’habits neufs sera le canal

Quand les rues au matin s’inonderont de soleil

On sent pouvoir se réconcilier à nouveau avec Du Bellay, avec Baudelaire, pourquoi pas, même avec Villon. Mais Jacques Roubaud porte avec lui tout ce qui demeure être les innovations poétiques les plus formelles et les plus singulières. Ainsi en est-il de son poème, La lampe :

la lampe          s’évapore             dans le bas                  de rectangle      gauche       de miroir s

‘emplissent              de lumière         d’ailleurs                  de gris et de blanc       d’une lumière

le rectangle                 de miroir              d’une lumière                de gris et de blanc       et le m

ur     s’emplissent             de la lampe                d’une lumière            lentement     et d’ailleurs

la lampe          s’évapore             dans le bas                  de rectangle      gauche       de miroir s

‘emplissent              de lumière         d’ailleurs                  de gris et de blanc       d’une lumière

le rectangle                 de miroir              d’une lumière                de gris et de blanc       et le m

ur     s’emplissent             de la lampe                lentement       d’une lumière          et d’ailleurs

(…)

Accompagnons encore Jacques Roubaud dans la partie de ses Nuits sans date : impressions nocturnes, insomnies, réflexions libres, légers ensommeillements, au seuil ou à la sortie des rêves, ces petits paragraphes, poèmes en prose, sont comme des fragments d’un journal intime qui n’aurait été écrit que par l’impression automatique des pensées déclinées dans leurs pures substances :

1

Qu’elles soient infinies strictement,

            Qu’elles soient infinies strictement, ou que leur éloignement m’aveugle, je ne peux apprendre d’elles que par l’intermédiaire d’une trace, d’un regard différé, d’un renversement, d’un séisme. Je ne peux les conjecturer cependant au hasard, ni à aucun principe cosmique qui ne sache que distinguer, aligner ou résoudre.

(…)

4

Car la nuit ne peut se déclarer elle-même

            Car la nuit ne peut se déclarer elle-même sans déclarer aussi les étoiles, qui pourtant ne sont pas séparées d’elle ni renvoyées à un autre lieu : lumières, qui ne peuvent qu’affirmer le doute de la lumière, qu’exhiber profonde, infernale, sa fragilité.

(…)

8

Le ciel, ce ciel,

Le ciel, ce ciel, austère

et la distance

transpercée d’étoiles

transpercée d’étoiles et de vide

et le ciel, ce ciel,

austère.

(…)

S’en suit une série d’Hommages, I (et plus loin dans le livre, Hommages, II) à Pierre Jean Jouve, à Vitez, à Jean Tardieu, à Edoardo Sanguineti, à Roman Opalka, à Anne-Marie Albiach, et tant d’autres qui mériteraient d’être mentionnés ici, et tant d’autres que Jacques Roubaud ne nomment pas ; notamment, ces cinq poètes, réunis en cinq monostiches, comme ceux-là :

I

sa sérénité durement acquise dans le maquis finit crispée

(…)

IV

l’impair ne l’a pas préservé du monument. le silence resta, loin

(…)

Mallarméen, dans le sillon du Coup de dés, le poème Exact de Jacques Roubaud provoque encore de trop grands sentiments, pour que je puisse me risquer à en parler, ici.

Et puis des petites pièces exquises, des poèmes où la jubilation de Jacques Roubaud va de la naïveté retrouvée à la désillusion des choses qui passent et qui meurent : l’audace a libre cours, chez Roubaud, autant que l’intensité poétique demeure présente, page après page. Avant tout, un hommage aux choses éphémères, à la légèreté, qui s’avèrent dès lors être taillées dans le marbre de la création artistique, au sens absolu et définitif, de l’acte libre.

Liberté, jusqu’à l’étude mathématique de la sextine et de la joséfine, que Roubaud analyse, à travers les travaux de Guilbaud et de Monge, dans deux textes réunis dans son recueil, et qui nous permettent de suivre ses réflexions théoriques, où le rigoureusement scientifique se joint au rigoureusement poétique, dans une liberté de ton et à travers une précision analytique, absolument satisfaisantes, pour tout intellect, épris de liberté.

Puis, nous le suivons encore dans ses promenades, à travers ses Vingt partitions parisiennes, II :

vingt

rue georges perec

une après-midi

de printemps

rue

georges perec

seul

assis

en haut des marches

je vois

tournant le coin de la rue paul strauss

entrer

un chat

piéton

qui va

sans se presser

passe

près de moi

sans me voir

et s’en va

en marchant

dans la

rue

jules

siegfried

Dire aussi les non-dits, dire aussi les silences, dire aussi l’ineffable, Jacques Roubaud ne s’en exempte pas, tient à l’exprimer, jusqu’à la juxtaposition brute des mots, à fleur de chair, comme dans ce poème :

caché futur plat sans

peut-être caché futur plat sans fin rabattre

la gorge traîner dans l’espace raclant

l’unité d’un pas chaîne de distances

déjà contre tâtonnant la durée ou non sue

non vie non durée et que balance avec ça

jusqu’à poignée s’agglomérer quelque mesure au milieu

que dire ce que bruit

dans les herbes et l’ingrédient plus sale

qui n’est absolument ou qu’absolument reflue

vers le col de poudre et de canif

et de sang

et de sang

Gloire à Jacques Roubaud : jusqu’aux dernières pages, jusqu’aux derniers souffles, il est toujours l’insatiable chercheur d’or, fouinant dans les interstices des temps et des êtres.

  • Octogone, Jacques Roubaud, 320 p., Gallimard, 18€50, 20 février 2014