Traversée des temps, cristallisée en une polyphonie des formes et des couleurs, des idées et des sensations, le dernier recueil de Jacques Roubaud, Octogone, porte en lui l’héritage d’un demi-siècle d’exploration poétique, chez celui qui, à la fois classique et iconoclaste, demeure l’un de nos plus grands poètes français contemporains.
Avec une audace jubilatoire, Jacques Roubaud s’accoquine avec l’héritage de la poésie française, de la Pléiade aux Oulipos, pour poursuivre le travail poétique, jusqu’à atteindre l’instantanéisation des intuitions, qui portèrent nos plus grands poètes, à la grâce. Non pas un gai savoir philosophique mais une heureuse spiritualisation poétique ; l’ombre des grandes figures absentes passent imperceptiblement, et laissent leurs sèves dans le plaisir des mots et des sons, la joie des lignes imprimées et des pensées florissantes ; filtre déformant et suprêmement créateur, régénérateur d’une langue poétique et d’une expérience de pensée à la fois esthétique et conceptuelle, Octogone invite le lecteur page après page à voyager dans le champ des possibles, éternellement émancipateur, de la poésie.
Situons-nous en lieu et place des premiers pas, des premières pages : après ce grand mouvement ascensionnel et processionnel, au sein de la nature, dans son texte intitulé Entrecimamen, les Vingt partitions parisiennes, I comportent des promenades comme celle-ci :
dix
Canal Saint-Martin
(vers l’Hôtel du Nord, par exemple)
L’azur ce matin m’inonde de soleil
L’eau cette nuit me déborde de lune
Une atmosphère obscure enveloppe le canal
Les nuages se déchirent derrière les feuilles
C’est l’été. Les fenêtres s’ouvrent à l’Hôtel du Nord
C’est l’automne. L’averse frappe aux fenêtres de l’Hôtel du Nord
Il tombe des chiens en biais, des automobiles, du soleil
Entre tes doigts nervures d’une feuille
Dans ta tasse de café tu agites la lune
Pendant qu’il pleut sur la péniche, l’écluse, le canal
Le beau temps dépleut l’écluse, la péniche, le canal
Piquéd’une petite vérole de pluie sous l’Hôtel du Nord
Dans le tunnel s’enfoncent une embarcation et la lune
Marche au soleil
Au bord de l’eau qui frissonne feuilles
Mois de mai, paressent les peupliers en bonnes feuilles
Du haut de la passerelle tu décomptes quant au canal
Un cent de pigeons jetés au soleil
Cette nuit les fenêtres resteront noires à l’Hôtel du Nord
Dans l’eau souple l’émulsion de lune
Quai de Jemmapes, quai de Valmy, verts de lune
Parallélogrammes de piétons et de feuilles
Patience à l’Hôtel du Nord
Dimanché d’habits neufs sera le canal
Quand les rues au matin s’inonderont de soleil
On sent pouvoir se réconcilier à nouveau avec Du Bellay, avec Baudelaire, pourquoi pas, même avec Villon. Mais Jacques Roubaud porte avec lui tout ce qui demeure être les innovations poétiques les plus formelles et les plus singulières. Ainsi en est-il de son poème, La lampe :
la lampe s’évapore dans le bas de rectangle gauche de miroir s
‘emplissent de lumière d’ailleurs de gris et de blanc d’une lumière
le rectangle de miroir d’une lumière de gris et de blanc et le m
ur s’emplissent de la lampe d’une lumière lentement et d’ailleurs
la lampe s’évapore dans le bas de rectangle gauche de miroir s
‘emplissent de lumière d’ailleurs de gris et de blanc d’une lumière
le rectangle de miroir d’une lumière de gris et de blanc et le m
ur s’emplissent de la lampe lentement d’une lumière et d’ailleurs
(…)
Accompagnons encore Jacques Roubaud dans la partie de ses Nuits sans date : impressions nocturnes, insomnies, réflexions libres, légers ensommeillements, au seuil ou à la sortie des rêves, ces petits paragraphes, poèmes en prose, sont comme des fragments d’un journal intime qui n’aurait été écrit que par l’impression automatique des pensées déclinées dans leurs pures substances :
1
Qu’elles soient infinies strictement,
Qu’elles soient infinies strictement, ou que leur éloignement m’aveugle, je ne peux apprendre d’elles que par l’intermédiaire d’une trace, d’un regard différé, d’un renversement, d’un séisme. Je ne peux les conjecturer cependant au hasard, ni à aucun principe cosmique qui ne sache que distinguer, aligner ou résoudre.
(…)
4
Car la nuit ne peut se déclarer elle-même
Car la nuit ne peut se déclarer elle-même sans déclarer aussi les étoiles, qui pourtant ne sont pas séparées d’elle ni renvoyées à un autre lieu : lumières, qui ne peuvent qu’affirmer le doute de la lumière, qu’exhiber profonde, infernale, sa fragilité.
(…)
8
Le ciel, ce ciel,
Le ciel, ce ciel, austère
et la distance
transpercée d’étoiles
transpercée d’étoiles et de vide
et le ciel, ce ciel,
austère.
(…)
S’en suit une série d’Hommages, I (et plus loin dans le livre, Hommages, II) à Pierre Jean Jouve, à Vitez, à Jean Tardieu, à Edoardo Sanguineti, à Roman Opalka, à Anne-Marie Albiach, et tant d’autres qui mériteraient d’être mentionnés ici, et tant d’autres que Jacques Roubaud ne nomment pas ; notamment, ces cinq poètes, réunis en cinq monostiches, comme ceux-là :
I
sa sérénité durement acquise dans le maquis finit crispée
(…)
IV
l’impair ne l’a pas préservé du monument. le silence resta, loin
(…)
Mallarméen, dans le sillon du Coup de dés, le poème Exact de Jacques Roubaud provoque encore de trop grands sentiments, pour que je puisse me risquer à en parler, ici.
Et puis des petites pièces exquises, des poèmes où la jubilation de Jacques Roubaud va de la naïveté retrouvée à la désillusion des choses qui passent et qui meurent : l’audace a libre cours, chez Roubaud, autant que l’intensité poétique demeure présente, page après page. Avant tout, un hommage aux choses éphémères, à la légèreté, qui s’avèrent dès lors être taillées dans le marbre de la création artistique, au sens absolu et définitif, de l’acte libre.
Liberté, jusqu’à l’étude mathématique de la sextine et de la joséfine, que Roubaud analyse, à travers les travaux de Guilbaud et de Monge, dans deux textes réunis dans son recueil, et qui nous permettent de suivre ses réflexions théoriques, où le rigoureusement scientifique se joint au rigoureusement poétique, dans une liberté de ton et à travers une précision analytique, absolument satisfaisantes, pour tout intellect, épris de liberté.
Puis, nous le suivons encore dans ses promenades, à travers ses Vingt partitions parisiennes, II :
vingt
rue georges perec
une après-midi
de printemps
rue
georges perec
seul
assis
en haut des marches
je vois
tournant le coin de la rue paul strauss
entrer
un chat
piéton
qui va
sans se presser
passe
près de moi
sans me voir
et s’en va
en marchant
dans la
rue
jules
siegfried
Dire aussi les non-dits, dire aussi les silences, dire aussi l’ineffable, Jacques Roubaud ne s’en exempte pas, tient à l’exprimer, jusqu’à la juxtaposition brute des mots, à fleur de chair, comme dans ce poème :
caché futur plat sans
peut-être caché futur plat sans fin rabattre
la gorge traîner dans l’espace raclant
l’unité d’un pas chaîne de distances
déjà contre tâtonnant la durée ou non sue
non vie non durée et que balance avec ça
jusqu’à poignée s’agglomérer quelque mesure au milieu
que dire ce que bruit
dans les herbes et l’ingrédient plus sale
qui n’est absolument ou qu’absolument reflue
vers le col de poudre et de canif
et de sang
et de sang
Gloire à Jacques Roubaud : jusqu’aux dernières pages, jusqu’aux derniers souffles, il est toujours l’insatiable chercheur d’or, fouinant dans les interstices des temps et des êtres.
- Octogone, Jacques Roubaud, 320 p., Gallimard, 18€50, 20 février 2014