Après quelques pas dans ce palais emblématique de l’architecture des années 30, un regard perce l’obscurité de la salle d’exposition. Le bleu intense des yeux en résonnance avec l’ensemble de la toile formant un halo atour du modèle. Plus bas, une main théâtralisée et énormément conséquente laisse figurer quatre doigts. C’est ainsi que peint Kokoschka, un langage émotionnel plus que plastique, la réalité cédant le pas à la vie intérieure de ses sujets. L’indomptable Oskar Kokoschka (1886-1980) est mis à l’honneur par le Musée d’Art Moderne de Paris dans une rétrospective inédite comptant une sélection de 150 œuvres à admirer jusqu’au 12 février 2023.
Portraits d’âmes
Enfant terrible de la vie artistique viennoise, le peintre a traversé le XXe avec la fougue d’un fauve. Artiste touche-à-tout, écrivain, dramaturge et poète, il manie les mots comme le pinceau pour exprimer les états d’âme de son époque à travers un répertoire pictural composé essentiellement de portraits et d’autoportraits.
À travers ses toiles, il renonce dans sa peinture à toute idéalisation, décrypte les apparences et développe une aptitude à saisir l’expression psychologique singulière de ses modèles.
Cette intensité expressive est transmise par des touches nerveuses et des couleurs vives observables notamment dans le double portrait de l’historien de l’art Carl Georg Heise et de l’éditeur Hans Mardersteig.
L’introverti Mardersteig, à gauche, est rendu dans un bleu rêveur avec des accents jaunes pour symboliser sa lueur intérieure. L’extraversion de Heise lui fait face, représentée ici par vert vif.
Kokoschka prend donc le parti de peindre des êtres vivants qui respirent et s’émeuvent, plutôt que le statique, proposant une version moderne et expressionniste du visage. Il aurait même déclaré un jour « je suis expressionniste parce que je ne sais pas faire autre chose qu’exprimer la vie ».
Au-delà de la couleur, le maniérisme des mains chez Kokoschka trahit la psychologie de son propriétaire. La façon dont elles focalisent l’attention fait d’elles autre chose qu’un complément du visage ou un élément du tableau. Toutes les lignes se dirigent vers elles, quelle que soit leur orientation. C’est un phénomène étrange, une force de perturbation. La main fonctionne comme un aimant.
Un portrait parfaitement éloquent sur ce point est celui d’Auguste Forel. Les mains de ce dernier paraissent torturées, tournées dans un sens d’introspection traduisant l’esprit érudit de ce psychiatre et scientifique. Le sujet est comme plongé dans la brume, sublimant le caractère psychanalytique de l’œuvre. Le résultat est probant puisque le commanditaire refusait le portrait arguant de l’aspect davantage psychiatrique qu’artistique.
Kokoschka s’intéresse également à sa propre intériorité et dans un élan quasiment cathartique, il se représente en homme de douleurs. Dans son autoportrait de 1917, il désigne avec son index la région de son cœur dans un geste évoquant une grande souffrance. Le fond bleu-noir changeant, les traits de pinceau grossiers donnent accès au psyché de Kokoschka. Par son regard fixe et un visage presque dissolu, il nous laisse entrevoir le désarroi d’un homme dévasté, en proie à un désespoir et à la solitude.
Les toiles se succèdent et un détail trouble, étonne parfois. Les œuvres de l’artiste sont scellées par ses initiales. L’allégresse des lettres en forme de signature-locution, « OK » raisonne comme une vision de l’absurde et donne l’impression de narguer les faces inquiètes.
Une fois de plus, le peintre compose avec les dissonances à l’image des bouleversements de la vie intérieure. Les visiteurs sont nombreux à admirer le maître. Ce n’est pas la réputation de cet artiste qui nous appelle, mais la familiarité de ses peintures, comme un écho à nos propres sensations.
Empreinte du vécu
Les premières salles consacrées au début de sa carrière sont la partie la plus spectaculaire de l’œuvre de Kokoschka. Le choix de ce parcours chronologique fascine et s’apparente à une quête non réalisée à travers une recherche analytique, mais à travers un vécu. Il est alors possible de découvrir la façon dont il expérimente la perte de l’objet aimé et l’hémorragie interne de sa vie psychique.
Le peintre Oskar Kokoschka était l’amant jaloux et exclusif d’Alma Mahler. Lorsque celle-ci lui signifia qu’il ne fallait plus qu’ils se rencontrent, il vécut cette rupture comme un véritable deuil, pleurant celle qu’il appelait le fantôme tyrannique. Comment survivre à la déchirure de la perte, à la terreur qu’engendre la solitude ? Objet performatif et thérapeutique, il demande ainsi à l’artiste Hermine Moos de confectionner une poupée grandeur nature à l’effigie de son ancienne amante. C’est une vertigineuse obsession que l’exposition présente dans une salle confrontant les photographies de la poupée et les toiles où elle apparaît au côté du peintre. La violence qui transpire dans cette appropriation forcenée où l’artiste se portraiture avec sa poupée est monstrueuse. Plongée dans son intimité, nous accompagnons l’artiste dans les tressaillements d’une vie.
Chez Kokoschka, la violence est également sociale, il est de toute évidence imprégné du contexte hostile que l’on prête au XXe siècle. Avec la montée du fascisme, ses œuvres sont décrochées des cimaises des musées. Certaines d’entre elles seront même acheminées vers l’exposition de 1937 restée tristement célèbre « Entartete Kunst » (art dégénéré). Réponse provocante à la hauteur du maître, il livre un autoportrait puissant, au titre non équivoque : Autoportrait en artiste dégénéré. La vie de Kokoschka fut intense et mouvante, tant sur le plan personnel que du point de vue de l’histoire. Malgré lui, il était aux premières loges d’événements destructeurs, des guerres jusqu’à la passion amoureuse, de quoi combler son inclinaison au surplomb.
Ce parcours de vie est bien mené. L’une des dernières toiles de l’exposition, Time, Gentlemen Please, est le dernier autoportrait de Kokoschka. Sur cette peinture, dans l’entrebâillement de la porte, une figure pointe la blessure au cœur de l’artiste. Le spectre de la mort plane et il affronte ici sa propre finitude.
Le début et la fin en sont les parties les plus intéressantes, car au lieu de tendre vers un assagissement, il renoue avec sa radicalité d’autrefois. Par ces arrière-plans tourmentés, certaines œuvres rappellent la palette de Munch. Le hasard des programmations fait que deux expositions d’envergure sont consacrées simultanément : celle sur Munch au Musée d’Orsay et celle sur Kokoschka au Musée d’Art Moderne de Paris.
Des artistes à découvrir pour leur audacieuse quête qui est celle d’explorer l’âme et la nature humaine.
Oskar Kokoschka – Un fauve à Vienne. Du 23 septembre 2022 au 12 février 2023