Le théâtre 13 poursuit sa ligne engagée avec la dernière création de Rébecca Chaillon, qui met en scène dix personnes en prise avec les clichés sur le foot féminin. Le temps d’un match, une autre histoire se raconte, entre performance, poésie et théâtre documentaire.
« Oh, non » murmure dans un souffle une femme d’âge mûr dans le public. C’est sa réaction face à la sixième part de pizza que Rébbeca Chaillon s’enfile, alternant bière et cigarette. Elle trône face à nous : femme, noire, ronde tout en haut des gradins installés sur la scène. Première image politique de cette soirée. Rien ne nous est épargné, jusqu’au son de l’aspiration du jus de la pizza coulante de mozzarella, dans le silence du public entre choc et attente. Devant la puissance de cette image nous sommes déboussolés, presque mal à l’aise. Elle décale quelque chose en nous. En adoptant les codes « masculins » des supporters de foot, Rébecca Chaillon questionne la place du regard que nous portons sur la femme qui adopte les mêmes comportements.
« Le foot c’est la société mais en pire »
Si la dénonciation des discriminations racistes, misogynes, homophobes est un topos très en vogue dans le théâtre contemporain, le traitement qu’en fait Rébecca Chaillon présente toute sa singularité. Tout d’abord, par le concret du sujet qu’elle traite : le foot. Et comme le dit si bien une des performeuses : « Le foot c’est la société mais en pire ». En pire il y a donc l’homophobie, le racisme, l’agisme, le classisme, la misogynie, la transphobie. Comment traiter de ce concret-là sans faire pleurer dans les chaumières et enfoncer des portes ouvertes ?
En premier lieu, nous sommes rappelés au réel. Pendant que la grande performeuse mange ses parts de pizza, un match féminin récent nous est diffusé. On entend médusés les commentaires sexistes des deux présentateurs qui parlent de l’action du terrain comme si les joueuses ne savaient pas vraiment jouer, avec si peu d’énergie que l’on se demande ce qu’ils font là et sans oublier les petites remarques. Le constat est sans appel pour le spectateur, il y a bien quelque chose dans le foot de la société mais en pire.
Des corps qui transpirent
La metteure en scène fait le choix de donner le cadre de la performance, qui par une succession de tableaux mouvants tous plus impressionnants les uns que les autres libère les corps et pointe la face sombre d’un sport d’exclusion. Pour cela, Rébecca Chaillon fait appel à des comédien.n.es ayant une pratique sportive ou faisant partie de l’équipe des Dégommeuses. Cette dernière est « une équipe de foot militante composée majoritairement de lesbiennes ou de personnes trans qui lutte contre les discriminations dans le sport et par le sport ». Sur le plateau l’équipe s’appelle La Fifoune et se moque de tous les clichés, de tous les stéréotypes. Il y a d’abord la lutte contre la « Barbie foot », celle d’une joueuse sexy à la voix fluette, hétérosexuelle, qui s’échauffe à l’instar d’une danseuse sur des barres d’étirements. Une sorte de princesse immaculée qui ne se salit pas, qui ne pisse pas, qui ne transpire pas, image projetée par le regard masculin. Bref un corps qui n’est pas celui d’un sportif.
Des corps qui deviennent alors aussi laids et répugnants que beaux.
Pour mettre à terre ces clichés-là, la mise en scène de Rébecca Chaillon se révèle être d’une efficacité redoutable. Les performeurs et performeuses exhibent leurs corps nus comme objet de fierté. Ce corps nu est poussé jusqu’à l’épuisement dans les embrassades, dans la course, dans le fait de se rouler dans la terre, de dribbler, d’uriner, de hurler à la mort le nom des joueuses si féminines de l’équipe de France. Plus de féminité dans ces corps que nous voyons défiler et s’épuiser, il n’y a plus que des corps suants et transpirants mais si poétiques. Des corps qui se transforment aussi en hooligans lynchant les corps de même sexe qui s’embrassent, lynchant la seule femme noire du plateau. Des corps qui deviennent parangon d’un nationalisme coulant en se peignant intégralement de peinture bleu-blanc-rouge. Des corps qui deviennent alors aussi laids et répugnants que beaux.
Le foot et la société
La question du capitalisme et de ses liens avec le sexisme et le racisme vient se poser.
Puis rupture, la performance se transforme en théâtre documentaire où chaque personne exprime son histoire vis-à-vis du foot, le rapport de son genre vis à vis du foot. De multiples individualités qui racontent toujours la difficulté de trouver sa place pour jouer un sport qui ne semble exister que pour les corps virils et masculins. Le débat s’ouvre sur le pourquoi du comment, et la question du capitalisme et de ses liens entre sexisme et racisme vient se poser. Le foot est-il service public ? Est-il normal de payer pour voir un match ? Existe-t-il une autre voie possible ? Et ce débat est tout simple, tout vrai, sans pathos. Quelque chose de si quotidien que cela nous traverse, quand bien même on n’y connaît rien au foot. N’est-ce pas en traitant le particulier que l’on touche à l’Universel ?
Pour qui faisons-nous du théâtre ?
Ce soir-là, standing ovation méritée pour les douze personnes assignées femmes. Petite interrogation cependant pour ma part : jusqu’à quel point ce spectacle est subversif dans la mesure où il joue devant des spectateurs acquis aux causes qu’il défend ? En effet, on peut se douter que nul supporteur de foot masculin caricatural n’irait s’embêter à aller voir un spectacle féministe sur le foot. De la même façon on peut supposer que cette performance attire essentiellement des spectateurs déjà avancés dans la déconstruction des normes sociétales qui participent au racisme et sexisme ordinaire. C’est donc la rencontre entre un public convaincu et des artivistes aussi convaincus, qui viennent renforcer les convictions de l’un et de l’autre. Une nouvelle interrogation surgit alors : Pour qui faisons-nous du théâtre ?
Mathilde Alpers
- Où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute, texte et mise en scène de Rébecca Chaillon, à voir jusqu’au 20 mai au Théâtre 13 – Bibliothèque