RENTRÉE LITTÉRAIRE. Avec le nouveau roman de Patrice Jean, La Vie des spectres, on retrouve le ton de l’auteur dans une opposition frontale, burlesque et ironique contre le triomphe des nouveaux clichés progressistes. Un récit à la fois mélancolique et drôle, qui s’aventure jusqu’au fantastique. 

Si l’on me permet de rattacher des styles d’écriture à des couleurs, il me semble bien que Patrice Jean soit un romancier du gris. Son univers en épouse les nuances. Ce n’est même pas la misère sociale et sexuelle des premiers romans de Houellebecq. Il règne, dans sa vision de notre passage sur Terre, la tristesse moyenne, la résignation des destins de tous les jours, les petits renoncements de personnes ordinaires face à l’époque. Les succès que l’on peut obtenir sont toujours de ce monde et c’est bien là notre tragédie. 

Dans son dernier roman, La Vie des spectres, le protagoniste, prénommé Jean Dulac, dans un jeu de miroir avec le patronyme de l’auteur, appartient à cette race d’hommes étrangère même à la gloire des effondrements spectaculaires. Nous nous retrouvons dans les pensées d’un journaliste culturel nantais, perdu parmi la foule et sans qualité particulière. Or Jean Dulac, notre antihéros, n’est dupe de rien. Seulement, il se contente d’assister, calme et résigné, à la comédie humaine qui se joue sous ses yeux : « Le romancier rêve à la clarté du jour, mais comme la vie est une sorte de rêve éveillé, le roman rejoint, dans son essence, la réalité. Dubourg m’a toujours fait l’effet d’un personnage chu d’un roman, d’une comédie, d’un conte ». Il se conforme, plus ou moins de bonne grâce, à ce que son entourage attend de lui tandis que sa conscience flotte hors de ce double social qui le concerne à peine. Sa vie intérieure est à l’image de ce roman secret, intitulé Fantoches,  dont il repousse l’achèvement. Son caractère nous offre là une synthèse de deux héros des précédents romans de Patrice Jean : il s’inscrit à la fois dans la continuité de Serge Le Chenadec, cet homme surnuméraire qui avait donné son titre au roman dont il était le personnage principal, mais un Serge Le Chenadec qui aurait emprunté les grandes espérances de Cyrille Bertrand, le protagoniste de La Poursuite de l’idéal. Jean Dulac abrite en effet une ambition littéraire qui n’a plus de place dans les temps d’aujourd’hui et qu’il n’a pas pour autant l’énergie vitale nécessaire pour faire exister. C’est la littérature qui semble devenue, à travers ce personnage, surnuméraire. Jean dérange même ses proches, sans qu’il soit exclu de ce monde, jusqu’à ce qu’une affaire de revenge porn, puis une mystérieuse épidémie de boutons, viennent tout bouleverser, c’est-à-dire tout révéler. 

Tout appartient au mensonge ou à la propagande perpétuelle. Voilà le cœur vide qui bat et irrigue tout l’univers du roman.

L’idéologie comme nouvelles mœurs

L’univers de Patrice Jean est un univers du social extrémisé presque jusqu’au totalitarisme. Les nouvelles normes de société y ont remplacé les bonnes mœurs d’autrefois. 

Ce n’est plus simplement un sens des convenances qui domine, mais une conformation de l’individu tout entier à des injonctions idéologiques. L’important est de prononcer les bonnes phrases au bon moment comme un musicien évitant la fausse note dans le concert du monde. Les principes anciens, usages traditionnels et règles coutumières d’antan, épargnaient du moins la substance des individus. Elles offraient une idiotie stable, un faux qui nous foutait la paix. Le citoyen moderne, en revanche, doit composer avec une armée entière d’opinions inédites et toujours en mouvement. Il est nécessaire de s’en informer, puis en suivre la tendance comme on suit les cours de la Bourse. La vie en société se réduit ainsi à une extraordinaire gymnastique pour ne pas penser. Il faut absolument ne pas voir ce que l’on voit pour se conformer à la grande valse des idées en vues. Car l’idéologie progressiste, c’est le monde moins le réel. C’est le social contre la vérité. C’est la parole dissimulant les faits. Tout appartient au mensonge, à l’auto-persuasion, ou à la propagande perpétuelle en des formules toutes faites que l’on répète sans les remett...