Baumgartner, c’est le nom de l’homme au cœur du dernier roman de Paul Auster dont la traduction vient de paraître chez Actes Sud. Comme souvent chez l’écrivain, cela commence par un coup de téléphone. Celui-ci est raté, jamais passé, se trouve décalé par les événements qui jalonnent la matinée du héros dont le portrait se dessine page après page. Plus loin, un autre coup de téléphone, plus étrange encore, nous plonge dans le rêve et dans l’espace total de la vie d’un homme, au sein d’un roman construit entre circularités et échos.
Baumgartner est un philosophe, professeur à l’université de Princeton. Dix ans plus tôt, Anna, sa femme, meurt accidentellement. Il semble ne jamais s’être totalement habitué à son absence, ne jamais avoir réellement commencé son travail de deuil. Cet ouvrage est alors peut-être l’histoire de ce deuil, celui d’un homme tendre qui répond aux détresses du quotidien de celles et ceux qui croisent sa route pour éloigner la sienne propre, plus profondément enfouie.
Le roman de Paul Auster commence un jour de printemps : « Le premier jour du printemps, le meilleur jour de l’année. Profitons-en tant que nous le pouvons, […] On ne sait jamais ce qui va se passer après. » Ce jour de printemps n’ouvre cependant pas simplement vers « l’après » mais vers une traversée du temps plus complexe. Entre espoir et douceur, le temps s’allonge et se contorsionne. Baumgartner se souvient, il avance aussi. Il convoque, remémore, écrit, découvre, il vieillit.
Auster nous offre une plongée au cœur des archives et des souvenirs d’un homme entouré par l’écrit au fil de différents supports savamment tissés dans le corps du texte. Les lecteurices attentif-ve-s sauront notamment reconnaître un texte publié dans la presse par l’auteur pendant la pandémie de covid-19 et qui se retrouve ici attribué à Baumgartner. En effet, comme souvent chez Paul Auster, le Je n’est pas loin et des liens entre la vie de l’auteur et celle de ses personnages se construisent. Dans ce mélange, le passé et les objets du quotidien sont placés sur le même plan que les références littéraires et intra-textuelles : ils font travailler la mémoire et une casserole peut devenir un espace poétique.
Circularités austériennes
Cette plongée au cœur des archives et de la mémoire de Baumgartner, est un voyage parmi les souvenirs de Paul Auster, dont le nom apparaît discrètement à partir de la moitié de l’ouvrage, mais également un habile clin d’œil à un grand nombre de ses romans. L’apprentissage du deuil qu’il semble ici mettre en scène est un voyage guidé par le destin d’Anna Blume – épouse disparue ou héroïne fantastique d’un roman bien connu de l’écrivain, peut-être un peu des deux – au pays des choses dernières.
Si le personnage de Baumgartner est seul, il croise cependant, dans la trame principale de l’ouvrage ou dans les trames convoquant le passé qui se démultiplient à mesure qu’avance la lecture, la route de personnages familiers à un-e lecteur-ice fidèle d’Auster.
La douleur et l’incompréhension, omniprésentes dans l’ouvrage, amènent aussi une écriture de la douceur.
Au même titre qu’il faisait se rencontrer, dans son ouvrage Le Scriptorium, un certain nombre de ses anciens personnages, il convoque ici des motifs comme celui du téléphone qui sonne sans raison, la mention de Paris, mais aussi des références littéraires, notamment à Thoreau, et des personnages habituel-les de ses univers pour les décentrer, ou peut-être pour livrer un peu plus de leur complexité.
Apprendre à finir
Grâce à des liens complexes que l’auteur aura tâchés toute sa vie de tisser, s’il vieillit, ses personnages aussi. De là, le téléphone ici n’amène pas à une enquête mais, en premier lieu à une chute et, dans un second temps, à une réflexion sur les membres fantômes, qui constituent l’un des cœurs de l’ouvrage, et qui selon Baumgartner sont une parfaite « métaphore de la souffrance humaine et de la perte ».
La douleur et l’incompréhension, omniprésentes dans l’ouvrage, amènent aussi une écriture de la douceur. Peut-être parce qu’on le sait malade ou parce qu’il a lui-même annoncé que ce roman serait certainement la dernière chose qu’il écrirait, ce texte sonne comme un dernier roman, une dernière pièce ajoutée à son œuvre, touchante, remarquablement exécutée et pleine de poésie qui ne cesse de rappeler que « vivre, c’est éprouver de la douleur, et vivre dans la peur de la douleur, c’est refuser de vivre ».
- Baumgartner, Paul Auster, Actes Sud, 2024.