La psychanalyse est-elle une philosophie appliquée au sujet ? Par plusieurs aspects, comme éthiques et disciplines de désillusion, psychanalyse et philosophie semblent être de même nature, appliquées à des échelles différentes. Mais la psychanalyse peut-elle se satisfaire du savoir ?
La question des croisements entre philosophie et psychanalyse se pose selon moi de manière particulièrement aiguë concernant la fin de la cure. Quel est, en effet, le critère de la fin de la cure ? Serait-ce que le sujet assume désormais son désir ? Cela doit s’entendre alors en un double sens. Il a moins d’inhibitions surmoïques – le surmoi ayant été borné dans sa tendance persécutrice, et, pour l’essentiel, ramené à sa fonction régulatrice. Il a désormais les ressources correspondant à l’accomplissement de son désir, ce qui suppose une maturation psychique et une acceptation du principe de réalité.
Le critère de la fin de la cure n’est pas moins, selon moi, la capacité à soutenir seul un jugement. C’est-à-dire que l’analysant (le patient) ne vit plus de manière angoissante le silence de l’analyste. Loin d’être mû par une illusion de toute-puissance, le patient ne se sent plus démuni face aux énigmes qu’il rencontre dans l’existence : il a acquis un certain degré de confiance dans son aptitude à les résoudre en s’appuyant sur sa propre intuition.
La psychanalyse doit apprendre à un sujet à vivre avec son savoir.
Moins douter de soi, voilà l’acquis de l’analyse. C’est le résultat d’un long et patient travail sur soi-même : il ne saurait s’agir ici d’une position dogmatique, ni des manifestations d’un narcissisme exalté. Moins douter de soi s’entend comme une moindre paranoïa à l’endroit de ses propres perceptions et jugements. Cela revient à n ’avoir plus peur de savoir, d’intégrer à sa représentation du réel le savoir issu des impressions et expériences sensibles – au-delà de l’attachement immature aux idéalités.
Mais la psychanalyse ne consiste pas à faire savoir (au lieu de « faire croire »), en un sens philosophique – il n’est pas question de démontrer logiquement une chose, ni de convaincre l’analysant en faisant appel à sa raison. La psychanalyse doit apprendre à un sujet à vivre avec son savoir. Ce même « funeste savoir trop certain » qu’évoque Nietzsche (Nietzsche contre Wagner, « Le psychologue prend la parole », 3), qui est invivable pour le patient, et qui le pousse à entreprendre une analyse en premier lieu, quoiqu’il ne se formule pas consciemment les enjeux ainsi. Freud écrit, dans son Introduction du traitement (1912) :
« Comment était-il donc possible que le malade, qui connaissait désormais son expérience traumatique, se soit tout de même comporté comme s’il n’en savait pas plus qu’auparavant ? […] Il fallut donc se décider à ôter au savoir en tant que tel l’importance qu’on lui avait attribuée et à mettre l’accent sur les résistances qui, en leur temps, avaient provoqué cette ignorance et, à présent, étaient encore prêtes à la défendre. Mais le savoir conscient était impuissant contre ces résistances, même quand il n’était pas de nouveau repoussé. »
Comment faire en sorte qu’un sujet puisse supporter ce qu’il sait, si ce savoir est pour lui désespérant ? Voilà le véritable enjeu de la cure, et sa principale difficulté technique. L’analyste doit lever les « résistances ». Il ne s’agit pas d’une maïeutique, et la vocation de la psychanalyse est moins épistémologique – viser la connaissance pour elle-même -, qu’orientée vers la pratique et les affects : comment dégager le savoir, non sous une forme abstraite et conceptuelle, mais comme une vérité tolérable et, dès lors, motrice dans l’existence du sujet ? La faculté d’agir de manière conséquente (d’agir conformément à ce que l’on sait) est paralysée chez le sujet si le savoir n’est su de lui que formellement, et repoussé affectivement.
Comment faire en sorte qu’un sujet puisse supporter ce qu’il sait, si ce savoir est pour lui désespérant ?
En ce sens, on peut dire qu’une cure est terminée quand le sujet assume, non simplement son désir, mais son savoir. Et c’est cependant là que la sensibilité philosophique du patient réapparaît, au sens de ce qui, chez lui, résiste à toute investigation analytique supplémentaire ! Il est une certaine position métaphysique du sujet – vie spirituelle, relation à Dieu ou conception de l’existence -, que la psychanalyse n’a pas pour finalité de résorber ou de ramener à ses causes inconscientes (dans une perspective étiologique freudienne). Car aussi bien cette position est irréductible à toute pathologisation ou explication psychanalytique. Voilà peut-être le point où la philosophie, d’abord humiliée par la psychanalyse, lui pose une ultime limite.
Photographie de Max Goldminc, Trieste, Piazza del Ponterosso, 9 août 2023