Au détour du film Les chiens de paille de Sam Peckinpah, Olivia Resenterra, écrivain, et Margaux Merand, essayiste, évoquent sans tabous la question du désir féminin et de son ambivalence, mais surtout de son irréductibilité à toute idéologie et à toute morale. Un authentique féminisme ne passe-t-il pas par un discours honnête sur le désir ?  

Margaux : J’ai regardé Les chiens de paille, hier, de Sam Peckinpah.

Olivia : Ah, je suis contente que tu l’aies vu. L’un de mes amis à qui j’avais dit avoir adoré La horde sauvage du même Peckinpah pour son traitement de la violence, m’avait conseillé de voir Les chiens de paille tout en me mettant en garde au sujet d’une scène de viol qu’il avait trouvée insoutenable… Je suis curieuse de savoir quel regard tu portes sur ce que montre le film des relations entre les hommes et les femmes.

Margaux : J’ai passé le début du film à trouver le personnage féminin très inquiétant, avec, constamment, l’impression qu’il y avait quelque chose d’instable et de fou dans le regard. En même temps, le personnage de Dustin est tout à la fois benêt et cruellement infantilisant. Entre autres « Tu n’es pas si bête, finalement », il lance souvent à sa femme des injonctions à se taire pour le laisser se concentrer sur son étude… On dirait que la femme se trouve prise en étau entre deux violences masculines. La première, « civilisée », extrêmement paternaliste, du mari respectable, intellectuellement performant et dévoué à son travail, qui paraît très raisonnable et considère tout aussi raisonnablement sa femme comme un élément subalterne… Bien sûr cet homme ne la violerait jamais et il est même relativement impuissant (quoiqu’il ne soit pas tout à fait dépourvu de sensualité par moments, car le film est fin) … Mais ce mari dont la violence s’exerce « de travers », jamais frontalement, ni physiquement, la frustre justement et l’attire vers l’autre, la brute. Voilà donc la deuxième figure masculine : capable de la violer, dont la violence est franche et moins retorse. Ce n’est pas la violence du faible par ressentiment. À ce propos Amy, le personnage féminin, exprime explicitement sa frustration à l’idée que son mari « se cache », se terre pour conduire ses recherches et la condamne, avec lui et égoïstement, à l’invisibilité. Elle ne peut plus exister, comme femme ; elle doit suivre les inclinations à la recherche abstraite de son mari, et elle a l’air de le trouver lâche de se couper ainsi du monde extérieur. Auquel donc elle cherche à le ramener brutalement… Et puis ce deuxième mec, le « violeur », a l’air de l’aimer, et même de l’aimer passionnément.

C’est vraiment un film féministe de ce point de vue – il montre l’impasse dans laquelle se trouve la femme –, mais qui serait inacceptable pour les féministes aujourd’hui, parce qu’il met aussi en évidence l’ambivalence de la position féminine. Celle dont le désir (d’être avec le plus fort, le mâle alpha) rend les hommes fous, les pousse presque à radicaliser leur virilité jusqu’à l’extrémité du meurtre. Et qui n’est pas tout à fait consciente d’appeler ça par son désir non plus.

Olivia : Je te rejoins totalement sur la question de l’ambivalence du désir féminin dans ce film. Quelque chose qui est très difficilement concevable et montrable, aujourd’hui, car on voudrait faire de la femme un être angélique ou castrateur. Mais qu’elle puisse éprouver du désir ou jouir de la violence… alors, là, c’est bien trop troublant pour les amateurs de féminisme simpliste.

Cette ambivalence dans le film, selon moi, culmine au moment de la scène du viol d’Amy. Il faut dire que, dès le début, on comprend que les relations entre Amy et Charlie, son ancien petit ami, sont ambiguës, faites d’attirance et de frustration. C’est même, je trouve, une sorte de jeu tacite entre eux. À travers Charlie, l’ouvrier, le rustique, on sent bien qu’Amy est attirée par la possibilité du rapt. Elle veut être prise… Ce que Charlie comprend très bien, intuitivement. Pas besoin de grands discours. Aussi, quand Charlie finit par « coincer » Amy, c’est toute cette ambiguïté qui éclate. Amy se défend en même temps qu’elle prend du plaisir à être prise, dominée. Ce qui fait de cette scène de sexe entre eux autre chose qu’un viol. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que cette scène de « prise » se prolonge par une autre scène…

Si ce film serait inacceptable aujourd’hui pour la doxa « féministe », c’est dans la mesure où il exhibe cet aspect tabou, et pourtant viscéral (animal) au fond du désir féminin.

Margaux : Ah oui, absolument. Je ne trouve pas la scène spécialement insoutenable – alors que, par exemple, dans les Sopranos, la scène où la psy, le Dr. Melfi, se fait violer dans un parking, est difficile à regarder. Mais justement, cette dernière scène est de la pure violence, alors que dans Les Chiens de paille, et c’est sûrement ce qui offusque moralement certains spectateurs, la scène n’est pas unilatéralement violente, elle est complètement équivoque. Et, de fait, si le film serait inacceptable aujourd’hui pour la doxa « féministe », c’est dans la mesure où il exhibe cet aspect tabou, et pourtant viscéral (animal) au fond du désir féminin. Comme tu dis, le désir d’être « prise », l’idée du rapt et de l’asymétrie des forces physiques. Et ça me rappelle ce que disait Albert Cohen dans un entretien où il commentait Solal, et que lui ne supportait pas davantage : « Ce qui excite les femmes, c’est l’idée que l’homme pourrait les tuer » (en substance). Et c’est vrai, car même si l’homme n’en fait rien, c’est la possibilité qu’il a de donner la mort qui peut être le fond animal du désir de la femme. Ce qui me semble être l’un des objets du film.

Olivia : Mais est-ce que tu ne crois pas que le terme de « viol » (que je distingue de la « prise ») ne concerne pas plutôt la seconde partie de la scène, quand Norman, l’ami de Charlie, après que ce dernier a fait l’amour avec Amy, apparait ? À ce moment-là, Charlie lui « offre » littéralement la jeune femme (qu’il convoite depuis le début du film). Il y a un accord tacite entre les deux hommes et cela ressemble fort à un rite pour consolider les liens au sein de la « horde ». Rite qui passe par une objectivation de la femme… La force de Peckinpah, et ce qui fait de cette scène quelque chose d’extrêmement dérangeant, est de montrer ce passage ténu, presque logique (je tiens à ce « presque »), entre la violence contenue, même symboliquement, dans toute rencontre sexuelle désirée et la violence de l’humiliation inséparable de la violence physique subie dans le viol. Pour moi, ce n’est pas un hasard si Charlie s’arrange pour qu’Amy ne voie pas Norman approcher. Après tout, les deux hommes sont physiquement plus forts que la femme. Alors, que craint Charlie, si ce n’est de voir dans les yeux d’Amy l’évidence de sa trahison ? Cela m’intéresse de voir comment, toi, tu as perçu ce moment, quand Norman entre en scène…

Margaux : Absolument… Il y a ce moment où la femme devient un objet de transaction entre deux hommes ; et c’est effectivement ce moment qui détermine le passage du rapt ou de la prise vers le viol pur et simple. Comme tu le dis, l’intérêt est de montrer que le terrain est toujours glissant, que la première situation contient toujours, au moins virtuellement, la possibilité de la deuxième. On pourrait même aller plus loin et dire : c’est parce que la deuxième situation – celle du viol caractérisé – est fantasmée que la première – celle de la violence contenue – est excitante. Encore une fois, on retrouve l’idée de la « possibilité » du meurtre. Quoiqu’elle ne s’actualise pas, c’est cette possibilité qui est motrice dans le fantasme… Mais c’est justement elle qui fait du fantasme quelque chose d’intrinsèquement dangereux. En fait on arrive à une sorte d’invariant structurel du fantasme érotique : il y a toujours un point au-delà duquel il bascule dans autre chose, qui est irreprésentable, qui ne doit pas être représenté mais seulement « flairé », senti, pudiquement imaginé… Presque sur un mode « caché » ; comme la face cachée ou l’envers du fantasme. Et si cette chose devient réalité, on passe du sexe à la violence pure.

Je note aussi que Charlie semble divisé… Il n’a pas l’air d’adorer tout à fait l’idée de « partager » Amy ; c’est comme si à ce moment-là il devait en effet faire allégeance à la horde, mais à contrecœur. Comme tu dis, ça rejoint l’idée que Charlie se protège lui-même du regard d’Amy, qui reflèterait sa propre lâcheté. Il choisit d’être lâche avec elle pour ne pas l’être avec l’autre homme ; comme s’il y avait dans l’alliance masculine un surcroît de virilité et dans la passion amoureuse une faiblesse.

Picasso, Minotaure violant une femme, 1967.
Picasso, Minotaure violant une femme, 1967.

Olivia : La violence dans le sexe, ou même le viol, sont très difficilement dicibles ou montrables aujourd’hui — alors que la peinture ou la sculpture, par exemple, ont toujours regorgé de ce type de représentations. Souvent, il est vrai, sous des prétextes mythologiques ou religieux. Je pense par exemple à Rubens et à l’enlèvement des Sabines, où les mains des hommes agrippant et malaxant les chairs des femmes éplorées sont d’un érotisme dingue, ou bien à ce dessin de Picasso représentant le viol d’une femme par le Minotaure. Les deux corps sont entrelacés de manière très équivoque et en même temps, on sent que quelque chose les dépasse, l’un et l’autre, la femme et la créature mi homme, mi bête… Dans les deux cas, je vois chez eux aucune complaisance malsaine dans la volonté de représenter ce danger, dont tu parles. Les scènes sont perturbantes parce qu’elles sont totales, justement ! Je pense aussi à cette affaire récente autour d’une toile de la peintre Miriam Cahn (sans grand intérêt, par ailleurs…) exposée au Palais de Tokyo qui représentait une scène de fellation exécutée vraisemblablement sur un adulte par un enfant aux mains liées. L’artiste a dû expliquer, suite à des plaintes et des menaces, qu’elle n’en faisait pas l’apologie et que c’était bien une condamnation du viol comme crime de guerre. Paranoïa absolue qui consiste à exiger des artistes qu’ils s’expliquent sur leurs œuvres comme si ces dernières illustraient systématiquement leurs revendications ou bien étaient des aveux cachés … Il faut croire que notre époque a un immense problème avec l’idée même de la représentation. Sait-on encore la distinguer du simple du prêche ou de la propagande ?

Margaux : Oui, comme si la vocation de l’art était en effet de délivrer des gages de vertu personnelle, au lieu de représenter la complexité et l’ambivalence vertigineuse du réel et des sentiments humains. Or c’est précisément le privilège de l’artiste que de ne pas avoir à « s’expliquer », dirait Deleuze. Et on pourrait dire : ne pas avoir à se « justifier ». Le grand privilège de l’art, littéraire ou pictural, est de pouvoir exposer une situation, même une situation obscène, sans chercher à la ramener à des catégories fixes et étanches, qu’elles soient philosophiques ou morales. Il y a toujours quelque chose, dans l’art, qui échappe à la conceptualisation – autrement on réussirait à épuiser une œuvre avec une interprétation philosophique ; et ce n’est jamais le cas –, et plus évidemment encore, à la prescription morale. Mais c’est vrai que la pensée de type totalitaire n’aime pas cette marge d’indétermination caractéristique de l’art : il faut que ce soit noir ou blanc ; autrement c’est l’angoisse – l’angoisse, c’est-à-dire la liberté.

L’art est du côté de la ligne de fuite, dirait Annie Le Brun. Il ouvre aux ténèbres — à la solitude irrémédiable des ténèbres.

Olivia : Mais cela demande du courage de se confronter à cette angoisse, ce trouble ! Car le trouble des autres fait forcément signe vers le nôtre. Et ça, les pères et les mères la morale ne le pardonnent pas à l’art. Pour eux, l’art ne devrait être qu’un pur medium au service d’ idées (les leurs, si possible) qui résoudrait les problèmes de l’humanité. Un outil pédagogique de masse… Or, l’art est du côté de la ligne de fuite, dirait Annie Le Brun. Il ouvre aux ténèbres — à la solitude irrémédiable des ténèbres.

Pour revenir au film, Amy se rend compte également (et Dustin avec elle), qu’après avoir exigé de lui de s’imposer « en homme », une fois que « les chiens de la violence » (attention, je deviens poète) sont lâchés, eh bien, il n’y a pas de retour en arrière possible…

Margaux : Oui. C’est une sorte de principe d’irréversibilité. Exactement comme le passage du virtuel au réel, de la situation de la « violence contenue » à celle du viol (et plus loin, dans le film, du meurtre). Comme si le meurtre venait après le viol dans une sorte de gradation d’ailleurs. Non seulement le sexe peut basculer dans l’agression pure, mais, s’il le fait, il ne peut plus jamais redevenir du sexe. Un peu comme si l’homme avait régressé jusqu’à l’interdit civilisationnel basique, le tabou, et qu’une fois cette régression accomplie, il ne pouvait plus être un individu tout à fait social. Il a défait le travail de la civilisation.

À ce propos, marrant comme à la fin les deux dingos du village se retrouvent : d’un côté le nerd qui a un aspect psychopathique (le mari), de l’autre l’idiot… Finalement les deux individus les plus marginaux, les deux qui, dès le départ, n’étaient pas tout à fait « sociaux ». L’un, retranché dans l’étude ; l’autre, complètement inadapté, incapable d’assimiler les normes de son milieu.

Olivia : Oui, je trouve cette fin géniale. N’oublions pas que cet idiot du village ( qui ressemble fort à Frankenstein, pour la carrure) a tué une jeune femme qui s’offrait à lui par peur d’être lynché si on les découvrait ensemble… Ce qui lance la horde à ses trousses. Que cet idiot, donc, dise qu’il ne sait pas où est sa maison et que Dustin, au volant de sa voiture, réponde que lui non plus ne sait pas où est sa maison résout de manière burlesque ce qui les lie à présent à jamais. Je me suis demandée où iraient finalement ces deux-là, au bout de cette terrible nuit. Si Dustin allait finalement tuer l’idiot… Il en serait capable, non ?

Au fait, tu savais que le terme « straw dog » en anglais est un peu l’équivalent du bouc-émissaire en français, une sorte de figure exutoire… ?

Margaux : Non, je ne savais pas ! Mais ça me fait bien sûr penser à la lecture profane des évangiles de Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair. Le « scandale », c’est justement ce besoin de faire d’un individu un bouc-émissaire, pour « cimenter » la masse, la foule assemblée. Il y aurait là encore un autre objet subtil du film… Comment celui qui est déjà aux marges de la société (l’intellectuel à demi autiste, l’idiot du village) finit par utiliser la violence pour se marginaliser davantage, lorsque les autres tentent d’en faire un bouc-émissaire. De ce point de vue, le marginal consomme une sorte de séparation définitive avec le monde.

  • Les Chiens de paille, Sam Peckinpah, 1971.