David Geselson propose une adaptation originale du dispositif imaginé par Katie Mitchell d’après un texte de Miranda Rose Hall pour le Théâtre Vidy-Lausanne et qui entendait proposer un théâtre soucieux de sa durabilité et de son impact écologique. Le spectacle Pièce pour les vivant.e.s en temps d’extinction est présenté à la MC93 de Bobigny du 27 mars au 3 avril 2024. Le spectateur accueilli à la lumière vacillante des bougies dans la salle Christian Bourgois y fait l’expérience d’un théâtre minimaliste et crépusculaire à l’heure de la sixième extinction de masse.
Parler d’écologie et de la sixième extinction de masse, celle dont les humains eux-mêmes sont à l’origine, en montant un spectacle onéreux, énergivore et non durable, semble une contradiction, sinon une hypocrisie manifeste. C’est pour éviter le reproche du « Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais » et par défi écologique que David Geselson et sa compagnie Lieux-Dits se sont lancés dans un théâtre durable où le propos formulé sur l’extinction et la fin de l’humanité n’entre pas en confrontation avec les moyens théâtraux, de représentation, de production et de diffusion mis en œuvre.
Conscience de la mort pour consciences mortes
Les spectateurs entrent à tâtons dans la salle de spectacle éclairée par des bougies et par la lampe à huile (de colza bio) que tient Juliette Navis, la comédienne qui les accueille et assure ce seul-en-scène audacieux, assistée par un.e violoncelliste (Jérémie Arcache, Gaspar Claus et Myrtille Hetzel en alternance) qui improvise chaque soir une nouvelle partition musicale. Les pas sont incertains, l’ambiance crépusculaire et ténébreuse. D’emblée, le spectateur est donc plongé dans l’incertitude et le doute, et le message est clair : il faut en finir avec l’arrogance humaine, avec la vanité des hommes et leur sentiment de supériorité qui les conduit à se croire des vivants au-dessus des autres vivants. Les miroirs des paraboles qui serviront de supports pour les lampes à huile dans le spectacle réfléchissent les contours sombres et lointains des spectateurs qui ne sont plus que des spectres évanescents dont le reflet n’est ni éblouissant ni resplendissant.
Puis, Juliette Navis, qui a guidé de sa lampe les derniers venus pour qu’ils prennent place, prend la parole : le thème déjà esquissé se confirme. On parlera de mort, de catastrophe et d’extinction. Le premier souvenir évoqué, celui de la maladie (réelle ou inventée d’ailleurs, peu importe) de la mère du metteur en scène David Geselson, permet de passer de la catastrophe intime et individuelle à la catastrophe que nous vivons à l’échelle mondiale. Le livre de la journaliste Elizabeth Kolbert, La Sixième Extinction, qui a remporté le Prix Pulitzer dans la catégorie non-fiction en 2015, sert de source principale pour revenir sur le phénomène de l’extinction massive et étendue des espèces durant l’époque contemporaine, dite « moderne », de l’Holocène, qui continue actuellement. Cette extinction massive actuelle est entièrement due à l’activité humaine, ce qui inclut la fragmentation des territoires, la déforestation, la destruction des habitats, la chasse, le braconnage, l’introduction d’espèces invasives, la pollution et le changement climatique. L’adresse directe au public pour livrer une version simplifiée et non sans ironie des cinq précédentes extinctions qu’a connues la Terre est aussi un appel aux consciences, le désir de bousculer les certitudes et de rappeler que l’homme, comme tout autre être vivant, est une espèce qui peut s’éteindre, comme toutes les centaines de milliers d’autres pour lesquelles son activité même aura eu des effets irréversibles. Entre culpabilité et humilité, l’homme est remis à sa place, mouvante et non garantie, comme la table sur roulettes que déplace la comédienne pour figurer le mouvement des continents.
Spectacle de l’extinction et spectacle durable
Comme Katie Mitchell dans le dispositif qu’elle avait imaginé en 2021, Pièce pour les vivant•e•s en temps d’extinction de David Geselson révèle un incroyable terrain exploratoire pour imaginer un renouvellement écoresponsable du théâtre. Ce dernier nécessite à la fois une adaptation de la part des créateurs mais aussi des spectateurs-récepteurs, biberonnés à des spectacles où l’on rivalise souvent de prouesses technologiques pour exhiber une réflexion approfondie, voire un certain génie dans l’abord, l’usage et le renouvellement des moyens théâtraux mis en œuvre dans des spectacles voués à tourner à travers l’hexagone et même parfois, à travers le monde.
Le théâtre durable devient ainsi l’une des démarches possibles pour imaginer une histoire du monde de laquelle l’homme cesse de s’autoexclure
Ainsi, alors même que la pièce traite de l’extinction, et notamment de celle du genre humain qui se profile indéniablement, une dernière brèche s’ouvre, comme l’ultime sursaut nécessaire avant la disparition et l’oubli. Dans la communauté qui se forme dans la salle de spectacle et rassemblée autour des flammes chancelantes des bougies et des lampes à huile, comme la vie en péril des espèces en voie de disparition, repose la dernière possibilité de survie, celle qui pense le lien à autrui et au vivant en général, celle qui inscrit l’histoire du monde dans une mémoire du temps long. Car, il y a à travers le spectacle, relativement bref de David Geselson (un peu plus d’une heure), la volonté aussi de souligner que si les effets délétères de l’action humaine ne datent que de seulement deux cents ans, lorsqu’on entre de plein fouet dans la révolution industrielle, l’ère des génocides et des économies d’extraction, il n’en demeure pas moins qu’il nous est tout bonnement impossible de donner à la présence humaine une quelconque supériorité, ne serait-ce que parce qu’elle est récente à l’échelle de l’histoire du monde. Le théâtre durable devient ainsi l’une des démarches possibles pour imaginer une histoire du monde de laquelle l’homme cesse, par sa folie des grandeurs et sa mégalomanie, de s’autoexclure, alors même qu’il se pense prioritaire, exclusif et supérieur. Cette approche passe ainsi aussi bien par le respect du vivant, que par la cohésion entre les hommes, quelles que soient leurs zones géographiques et les peuples auxquels ils appartiennent. Il faut préserver la lumière de chacun, alimenter la flamme et le foyer ardent d’une biodiversité solidaire. Comme la servante, cette veilleuse qui préserve depuis toujours les théâtres des fantômes qui viennent la nuit en hanter les couloirs et les allers, Pièce pour les vivant•e•s en temps d’extinction se veut la veilleuse d’une humanité qui doit activement sortir de son aveuglement et de sa démesure irresponsable.
- Pièce pour les vivant•e•s en temps d’extinction,d’après la pièce conçue par Katie Mitchell, du 27 mars au 3 avril à la MC93 de Bobigny.
- Texte : Miranda Rose Hall
- Avec : Juliette Navis, et en alternance Jérémie Arcache, Gaspar Claus, Myrtille Hetzel (violoncelle)
- Production : MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Compagnie Lieux-Dits.
- Coproduction : Creative Europe dans le cadre du projet STAGES – Sustainable Theatre Alliance for a Green Environmental Shift.
- L’écriture du texte de ce spectacle participe du processus de création de Sustainable theatre?, conçu par Katie Mitchell, Jérôme Bel et le Théâtre Vidy-Lausanne.