Le roman Houris de Kamel Daoud se trouve actuellement au coeur d’une polémique. Une femme, Saâda Arbane, reproche à Kamel Daoud d’avoir divulgué des détails intimes de sa vie dans le roman, qu’elle considère comme des atteintes graves à sa vie privée, et a annoncé son intention d’entamer une action en justice. De son côté, Gallimard dénonce une campagne diffamatoire contre le prix Goncourt 2024. Quoi qu’il en soit, cette affaire pose la délicate question des limites de l’inspiration littéraire.
Le roman Houris (Gallimard, 2024) de Kamel Daoud explore les blessures profondes laissées par la guerre civile algérienne. À travers le parcours d’Aube, une jeune femme réduite au silence par un traumatisme physique et psychologique, l’auteur propose une réflexion sur la mémoire, la résilience et la quête de vérité. Marquée par une cicatrice au cou et des cordes vocales endommagées, Aube est mutique mais déterminée à comprendre les origines de son malheur. Sa quête la pousse à retourner dans son village natal, rebaptisé L’Endroit Mort dans le récit, un lieu chargé de souvenirs douloureux et de secrets enfouis.
Dans ce village où tout semble figé dans le silence, Aube tente de reconstituer les morceaux épars de son histoire personnelle. Pourquoi a-t-elle été mutilée ? Pourquoi sa famille a-t-elle été frappée par la violence ? Cette recherche de vérité se heurte à une société qui préfère le déni à la confrontation avec un passé traumatique.
Cependant, la fiction a rencontré la réalité : une femme, Saâda Arbane, née en 1993 à Djelfa (300 Km d’Alger) affirme être directement identifiable dans le personnage principal du roman, ce qui soulève une controverse sur la frontière entre inspiration littéraire et atteinte à la vie privée.
Des similitudes troublantes
Saâda Arbane identifie également sa défunte mère dans le personnage de Khadija, une figure influente dans le récit. Ces ressemblances, selon Saâda, vont bien au-delà de simples coïncidences.
Dans une interview accordée à l’émission Contre-enquête , diffusée sur la chaîne algérienne One TV, Saâda a expliqué ses liens avec l’épouse de Kamel Daoud, psychiatre de formation. Celle-ci l’avait suivie en consultation pendant une dizaine d’années et l’avait encouragée à raconter son histoire, qu’elle jugeait d’intérêt public. Selon Saâda, ces consultations servirent de base à la création du personnage d’Aube et de certains éléments narratifs.
Saâda Arbane reproche ainsi à Kamel Daoud d’avoir divulgué des détails intimes de sa vie dans le roman, qu’elle considère comme des atteintes graves à sa vie privée. Parmi ces détails figurent des tatouages spécifiques (un bracelet au tibia, des ailes d’ange sur la nuque), un avortement désiré mais non réalisé, son métier de coiffeuse, et l’adoption de Khadija, qui correspondent à l’histoire de sa propre mère. Ces éléments, bien que romancés, sont suffisamment précis pour que Saâda s’identifie dans le texte. Elle considère que l’auteur, connu pour défendre la liberté des femmes, a trahi cette posture en exploitant son intimité sans son consentement.
Face à cette situation, Saâda Arbane a annoncé son intention d’entamer une action en justice à Oran, la ville où elle avait rencontré le couple Daoud. Elle accuse l’écrivain d’avoir utilisé sa vie personnelle à des fins littéraires, sans prendre soin de masquer suffisamment son identité. En parallèle, elle prévoit de publier sa propre version des événements, qu’elle estime déformées par ce qu’elle qualifie d’« embellissements » dans le roman.
Dans son interview, Saâda Arbane répond exclusivement en français aux questions posées en arabe par le journaliste. Ce choix linguistique semble indiquer une volonté de s’adresser directement au lectorat francophone de l’écrivain, tout en mobilisant l’attention médiatique.
Fiction ou appropriation ? Un débat éthique
Cette affaire pose la question délicate des limites de l’inspiration littéraire. Si les écrivains s’appuient souvent sur des expériences réelles pour construire leurs récits, où se situe la frontière entre une œuvre romanesque et une violation de la vie privée ?
Cette affaire pose la question délicate des limites de l’inspiration littéraire. Si les écrivains s’appuient souvent sur des expériences réelles pour construire leurs récits, où se situe la frontière entre une œuvre romanesque et une violation de la vie privée ? Dans le cas de Houris, le débat sur la confidentialité des consultations médicales est aussi questionné. Ces confidences ont été partagées avec la femme de Daoud, qui est également psychiatre. Après avoir mis plus de vingt-cinq ans à surmonter son traumatisme, elle estime que Kamel Daoud a ravivé des plaies d’une histoire dont elle pensait être la seule à pouvoir décider de la révélation.
La survivante du massacre de Djelfa rappelle dans la même émission qu’il y a trois ans et demi, l’écrivain lui aurait demandé l’autorisation de relater son histoire dans un livre, demande qu’elle aurait fermement refusée. Cela se serait produit alors qu’elle était chez lui, invitée par sa femme à partager un café et à discuter de sa thérapie.
Au-delà du litige juridique, et de la question de la véracité des propos avancés par Saâda Arbane, cette controverse interroge sur la responsabilité éthique des auteurs lorsqu’ils s’inspirent de personnes réelles. Le roman, bien que fictif, suscite un débat sur la légitimité de « donner une voix » à des récits qui ne leur appartiennent pas pleinement, en particulier lorsque les protagonistes ou leurs proches peuvent s’identifier dans l’œuvre.
La fiction impose également une responsabilité certaine envers les personnes réelles dont elle pourrait s’inspirer. En prêtant leur voix à des récits qui ne leur appartiennent pas entièrement, les auteurs prennent le risque de raviver des blessures ou de provoquer un sentiment de dépossession chez les individus concernés. Ce sentiment est particulièrement fort lorsque ces récits touchent à des épisodes traumatiques ou à des aspects intimes de leur vie.
Cette affaire met en lumière la tension inhérente à l’acte créatif : l’équilibre entre l’autonomie artistique et le respect des droits et de la dignité des personnes réelles. Elle soulève également des questions sur le rôle de la littérature face au réel : doit-elle être un espace légitime pour transformer des expériences personnelles en œuvres universelles, ou doit-elle impérativement prendre en compte les implications humaines de cette transposition ?
En guise de rappel, on peut évoquer le cas de Christine Angot et son éditeur Flammarion, condamnés le 27 mai 2013 par la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris à verser 40.000 euros de dommages et intérêts à Elise Bidoit. Les juges ont souligné que la répétition des procédés littéraires de l’auteur, avait aggravé le préjudice subi. Les similitudes entre ces affaires sont flagrantes et soulèvent des questions sur la propriété des récits personnels, la mémoire, et le consentement dans un monde où la frontière entre fiction et réalité est parfois intentionnellement floutée.
Une histoire qui résonne au-delà du littéraire
Qu’il s’agisse d’un procès ou d’une contre-narration littéraire, cette affaire risque de marquer la réception de Houris . Elle met en lumière les tensions entre création artistique, éthique et respect de la vie privée, dans un contexte où les blessures collectives et individuelles de la guerre civile algérienne restent un sujet sensible. D’ailleurs, la double réception de sa fiction, en France et en Algérie, est intrinsèquement liée à ses positions politiques. En Algérie, les critiques à son égard n’ont pas attendu le témoignage de Saâda Arbane pour se manifester, notamment en raison de ses positions critiques envers le régime. Ainsi, es chroniques dans Le Point, notamment ses critiques du Hirak, le mouvement populaire qui a accéléré la chute de Bouteflika, ont suscité de vives réactions. En France, Daoud est d’abord considéré comme un écrivain de premier plan – même s’il est souvent repris par la droite conservatrice en raison de ses prises de positions. Cette opposition de réception entre les deux pays met en lumière les tensions et les divergences d’opinions autour de sa personne et de son œuvre. Kamel Daoud, à travers cette controverse, se retrouve au cœur d’un débat qui dépasse la littérature, questionnant la manière dont les écrivains transforment le réel pour en faire une fiction.
Aziz Cheboub