Quatrième et dernier volet de notre série estivale consacrée aux écrivains corses contemporains : après Marco Biancarelli, Jean-Yves Acquaviva et Jérôme Ferrari, Zone Critique se penche aujourd’hui sur l’oeuvre de Jean-Baptiste Predali.
Quand j’ai évoqué les oeuvres de Jérôme Ferrari, j’ai souligné l’importance du processus de remémoration dans la construction d’une identité déchirée par la modernité. J’entends par là une identité hantée par les guerres du XXe siècle et les désoeuvrements du tourisme de masse. Sans doute faut-il insister sur ce phénomène du souvenir dans la construction des romans de Jean-Baptiste Predali, un phénomène qui permet à l’écrivain de construire non pas un roman historique, mais un roman de la mémoire, soit du rapport affectif que les personnages entretiennent avec le passé; l’on écrira un roman qui oppose à une chronologie, c’est-à-dire à une histoire définie par des mouvements idéologiques de toutes sortes, une contre-chronologie, propre à une conscience individuelle plongée dans son temps, détruite et ravagée par lui; car dans la chaleur étouffante de Borgo Serenu, au milieu des années de plomb, des milliers d’archives d’une famille de bourgeois, les sgiò, compromise dans la collaboration ou encore d’une affaire de meurtre conviant un ancien nationaliste à prendre la montagne1, c’est une autre mémoire malade, similaire à celle des romans de Ferrari, qui se dessine devant les yeux du lecteur, un autre paysage moderne de la disparition et de l’égarement ressenti par tout un peuple déchu.
Le temps de la remémoration, la rupture brutale qu’il provoque avec la linéarité du roman réaliste, entraîne chacun des héros du côté de la légende ou du mythe par l’effacement des différences temporelles, la constitution d’un discours uniquement actuel, métamorphose des héros en «une pure mémoire»2. La parole remémorée d’un sermon augustinien relatant la morale du vieil évêque d’Hippone, lors de la chute de Rome, est remplacée, dans le cas de Predali, par une morale bossuetiste, faisant des personnages d’Une affaire insulaire, D’Autrefois Diana et de Nos Anges, de véritables êtres exemplaires censés mener le lecteur, de manière cathartique, sur la voie du bien.
Après tout, n’est-ce pas là le but du sermon, n’est-ce pas dans le souvenir de la parole de Dieu, dans sa réapparition au sein d’une mémoire anonyme, que se cherchent les conditions du pardon et de la conversion du chrétien? En d’autres termes, n’est-ce pas dans ce partage d’une culture détruite, d’une mémoire maladive, que se cache le pardon difficile que l’on cherchait tant dans les ouvrages de Jérôme Ferrari? N’est-ce pas dans cette esthétisation de la décadence à laquelle les personnages se livrent que l’on retrouve les éléments de fondation d’une culture corse re-fondée?
Afin de rendre compte de la dimension faulknérienne de l’oeuvre de Predali, j’analyserai l’importance du monologue remémoré dans l’édification psychologique des héros, cette psyché faisant d’eux les porteurs d’une mémoire malade, les garants d’un retour vers le passé prenant la forme d’une affaire. Je reviendrai ensuite sur l’importance du monologue dans l’élaboration d’une contre-chronologie historique, en abordant l’étude linguistique que les différents narrateurs des trois romans accomplissent. À ce propos, je m’intéresserai à l’histoire familiale et nationale que les personnages se racontent à eux-mêmes. Je conclurai mon analyse en m’intéressant au Sermon sur les Anges gardiens de Bossuet, conférant à l’histoire et à la mémoire insulaire un modèle de représentation prestigieux, structurant l’ensemble du récit selon une visée pathétique et édificatrice, inaugurant une nouvelle identité insulaire.
À propos d’une affaire
Tous les romans de Jean-Baptise Predali se présentent avant tout comme une affaire. Je crois qu’il faut réactualiser la césure à laquelle on ne prête plus attention de nos jours et comprendre le terme affaire comme ce qui est à faire, ce que l’on doit faire, ce vers quoi l’on doit se tourner. L’opération implique une recherche de soi qui se réalise à travers un retour vers son propre passé.
De manière très simple, cette dimension introspective est attestée par la fonction que les personnages occupent. Tout d’abord, dans Une affaire insulaire, le héros, Fieschi, est un journaliste, membre du journal Le Patriote, qui couvre la vie de prisonnier de Jean Masseria, le chef d’un groupe nationaliste nommé « Le front de libération ». Bien sûr, la tâche du journaliste consiste à comprendre le fonctionnement de ce groupe pour tirer une leçon, celle de l’histoire d’une génération soumise à la lutte armée. Dans le cas d’Autrefois Diana, il s’agit d’une recherche menée par le personnage principal dans les fonds de la famille Pétri afin que surgisse la vérité sur la collaboration de certains corses durant la guerre. Enfin, dans Nos Anges, le héros s’impose une rétrospection après la fuite de Borgu Serenu, il se l’impose dans la mesure où le personnage utilise la deuxième personne du singulier afin de se mettre à distance de lui-même et de revoir sa vie en fonction de cet exil; car la question posée tient en ceci: qu’est-ce qui m’a poussé dans ma vie à être considéré a priori comme coupable? En d’autres termes, on s’aperçoit que les personnages, confrontés à un passé problématique dans le sens où il est caché, oublié, ignoré, n’ont pas d’autres choix pour se comprendre et comprendre la société dans laquelle ils vivent que d’agir, de se mettre en avant, de faire, c’est-à-dire d’écrire, de s’exprimer, de chercher à édifier.
La littérature de la remémoration, telle qu’elle est pratiquée par les héros des trois romans, joue ce rôle précisément de reconstruction de la réalité à partir d’un «collage temporel»