L’homme tranquille de John Ford était un des films les plus appréciés par le public : c’était son film irlandais, le film du retour au pays, des vertes plaines et de la chevelure rousse de Maureen O’Hara. Gageons que le nouveau film de Kenneth Branagh, Belfast, connaîtra la même fortune. Branagh signe là un joli film autobiographique sous forme d’éloge de l’enfance et d’hommage à une certaine cinéphilie.
« Que je me lève et je parte, que je parte pour Innisfree » ainsi débute un des plus beaux poèmes de l’auteur irlandais, W. B Yeats. Innisfree, c’est justement aussi le lieu rêvé du film de John Ford. Pour Branagh, Innisfree ressemble à trois rues sans âme à Belfast. Par un flashback élégamment introduit – nous glissons par-dessus une palissade – l’image passe de la couleur au noir et blanc et nous voici au fond des arrière-cours du quartier ouvrier de Belfast, en 1969. Dans la petite rue vivent catholiques et protestants, de part et d’autre d’une ligne Maginot invisible. Ce n’est pas ce que voit le petit Buddy, blondinet mi-casse-cou, mi-angelot – sourire jusqu’aux oreilles et nez en trompette – quand il regarde la rue de son enfance. Il y joue au football avec Sean, Thomas et les autres, qu’ils soient catholiques ou protestants.« Comment on fait pour savoir s’ils sont protestants ou catholiques ? » s’enquiert-il auprès d’une camarade. « Bah, c’est simple, s’il s’appelle William ou Thomas, il est forcément protestant ». Thomas a vu sa maison attaquée la veille au soir, il était catholique… Branagh prend le parti de filmer à hauteur d’enfant son quartier d’autrefois. Il ne s’agit pas pour autant de poser un regarder naïf sur les heurts en Irlande du Nord, le chômage massif, la guérilla urbaine que mènent des gangs protestants contre des catholiques ou bien les rapports tendus avec la Couronne. Pour Buddy (comme le petit Huw dans Qu’elle était verte ma vallée), ce qui restera de Belfast, ce sont des morceaux d’enfance perdus, une ribambelle de bêtises et des dédicaces à valeur d’épigrammes pour « ceux qui sont partis, ceux qui sont restés, ceux qui se sont perdus » juste avant le générique de fin.
Mémoire des formes
Pour un film qui traite du rapport au sol et d’arrachement à la terre natale, il est surprenant de commencer par des vues aériennes de la Belfast contemporaine. Branagh ne cesse d’alterner entre des prises de vue en plongée (en haut d’un escalier pour écouter une conversation en catimini) et d’autres en contre-plongée (pour regarder les mines renfrognées des adultes par exemple, lorsque ceux-ci prennent de grandes décisions). La patte est clairement expressionniste. On ne compte plus les angles suggestifs, les images convexes, les cadrages au travers de fenêtres ou de portes et les contrastes nets. Chez Kenneth Branagh comme chez Joel Coen, le cinéma muet allemand est manifestement à la mode.
Branagh réinvestit des formes anciennes
Dans les deux cas, la référence est justifiée. Branagh réinvestit des formes anciennes parce que pour lui, toutes les images se mêlent à des souvenirs cinéphiliques. Autrement dit, son enfance est indissociable du scintillement des images de films qu’il a aimés (Branagh va jusqu’à en emprunter la bande-son). Si le noir et blanc léché peut donner une impression désuète et grossièrement stylisée, il faut plutôt comprendre ces choix esthétiques comme des voies d’accès à un passé fantasmé. Buddy se souvient de son père en vedette. Un badaud le compare d’ailleurs à Steve McQueen – ce qui est d’autant plus amusant que James Dornan doit en partie sa notoriété à son rôle de sex symbol fétichiste dans Cinquante Nuances de Grey. Sa mère, éclairée quand elle danse gaiement avec son époux comme les actrices hollywoodiennes des années 40, est une version irlandaise de Ginger Rogers. Les rues étroites de la périphérie ouvrière n’ont jamais été aussi belles que lorsque Buddy les traversait, le cœur battant, pour aller déclarer sa flamme à la petite Catherine, toujours assise au premier rang à l’école.
Un conte de Noël
L’essentiel du film se déroule l’été, mais la référence à Dickens égrenée au détour d’un spectacle auquel assiste Buddy avec sa grand-mère (la très grande et très shakespearienne Judi Dench) suggère que cette histoire relève autant du conte de Noël que du sincère travail de mémoire. Plus encore, on ne cesse de regarder, avec Buddy, ce qui fait écran, littéralement, entre le souvenir réel et sa représentation. Il y a donc des spectacles que Branagh filme en couleurs, de la musique, de la télévision et du cinéma. Le petit garçon et son frère ne comprennent qu’à moitié ce qui se joue dans leur rue chérie. Les affrontements sont très violents et Branagh ne le cache à aucun moment : dans une séquence saisissante où la caméra tourne autour de Buddy, nous découvrons les gens de l’arrière, les témoins désespérés d’une guerre qui s’apprête à commencer et les agresseurs qui vocifèrent en brûlant les maisons pour « purifier » le quartier selon la formule d’un caïd. L’enfance de Buddy aurait pu s’arrêter là, mais c’est sous-estimer le pouvoir des images qui transforment la vie morose en roman d’aventures.
La morale n’a de sens qu’au prisme des films de l’enfance
Aussi, Branagh nous explique que la violence qui gronde est comprise par analogie avec celle qui oppose John Wayne et Lee Marvin dans L’homme qui tua Liberty Valance que les petits regardent en cachette. De même, lorsque sa mère jette des assiettes contre un mari trop absent et endetté jusqu’au cou, Buddy croit reconnaître les reproches qu’adresse Grace Kelly à Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois. C’est avec ces scènes en mémoire qu’il assiste, terrifié, au duel entre son père et le chef de gang. À ce titre, dans Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin, Paul Dédalus n’avait pas tort de dire : « Comme moi tu connais les codes. Ils sont dans tous les westerns, les policiers, les mélodrames que nous regardions à la télé quand nous étions enfants. Pourquoi tu ignorerais la morale qui t’a été enseignée comme à moi, par ces intrigues ? ». La morale, le bien, le mal n’ont de sens qu’au prisme des films de l’enfance. Quand la tension est insoutenable, il est toujours possible d’aller voir Chitty Chitty Bang Bang au cinéma pour conduire des voitures volantes ou bien de rêver d’une vie nouvelle sur la lune puisque nous sommes en 1969. Le « Shangri-La », le pays rêvé, dont il est question dans les paroles mystérieuses de la grand-mère, n’existe pas au-delà des barricades, surveillées par l’armée qui bloque l’accès à la rue. En revanche, on y atterrit in extremis chez Frank Capra dans Les Horizons perdus.
Que reste-t-il ?
L’exercice du film autobiographique où se mêlent petite et grande histoire est périlleux et Branagh s’en sort très honnêtement. On peut lui reprocher par moments sa mièvrerie, comme lorsqu’il se laisse aller à des plans relevant davantage des photographies de Robert Doisneau que des clichés pris par Raymond Depardon, mais l’ampleur lyrique de l’ensemble parvient à toucher. Et sous l’émotion parfois facile suscitée par des gros plans sur des visages d’enfants pointe un discours assez corrosif sur le fanatisme religieux, notamment lorsque nous assistons aux prêches délirants d’un prédicateur qui éructe, en gros plan lui aussi. La peur qu’inspire l’exil en Angleterre à la petite famille irlandaise donne lieu à de belles tirades, de la part de la mère, terrifiée à l’idée que l’on ne la comprenne pas à cause de son accent, mais aussi de la part de sa voisine, qui lui rappelle très justement que l’exil fait partie de l’histoire irlandaise. L’horizon est bouché à Belfast : pas de travail, pas de paix entre catholiques et protestants, pas d’ascension sociale. Son ciel gris anthracite le suggère explicitement. Et pourtant, et pourtant semble dire Branagh, ce fut chez moi… Ford serait assurément tombé d’accord.
- Belfast, un film de Kenneth Branagh, avec Caitriona Balfe, Jamie Dornan, Jude Hill, en salles le 2 mars 2022