Présenté au Cirque-Théâtre d’Elbeuf dans le cadre de SPRING, le festival international des nouvelles formes de cirque en Normandie, le spectacle Radio Maniok s’inscrit directement dans la thématique du « Retour aux sources » de cette quinzième édition qui, comme le rappelle le festival, « s’applique tant aux racines du cirque qu’à celles de l’humanité ». La compagnie Cirquons Flex, collectif acrobatique La Réunion, y relate un épisode terrible de l’histoire de l’île, coupée du monde pendant deux ans du fait du blocus qui lui est imposé pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec intelligence, poésie et virtuosité, Radio Maniok conjugue passé et présent pour raconter ce que l’on a oublié, et agir comme un rempart à la catastrophe.
À l’entrée du public, la compagnie Cirquons Flex s’affaire déjà sur la piste. Les uns accueillent les spectateurs, les autres accordent leurs instruments, tandis que l’odeur des galettes de manioc en train de frire se diffuse dans les gradins. La joyeuse bande prépare pour nous un grand festin et veille à ce que l’on ne manque de rien. Car c’est bien du manque dont elle va nous parler, de celui qui démange le ventre, défait le corps et assombrit le cœur. Dans ce spectacle original et bouleversant, mêlant le cirque acrobatique, la musique, la danse, l’écriture de Gilles Cailleau et la mise en piste de Natalie Royer, la compagnie Cirquons Flex invoque avec grâce la culture réunionnaise pour raconter l’humanité.
Superpositions
C’est Vincent Maillot, co-directeur artistique de la compagnie avec Virginie Le Flaouter – tous deux également interprètes –, qui prend la parole depuis les gradins : « voilà qui nous sommes et ce que l’on voudrait dire. » Il nous raconte le point de départ de la création : la récolte de mots d’enfants, interrogés à propos de la pandémie, mais surtout la rencontre avec monsieur Nativel, un vieil homme réunionnais, leur livrant ses souvenirs du blocus subi par l’île quand il était enfant. De 1940 à 1942, l’île de La Réunion s’est vue encore plus isolée du reste du monde, empêchant tout bateau de ravitailler la population locale.
L’histoire de Radio Maniok, c’est celle d’un passé pas si lointain, c’est celle du manque, de la privation, de la solitude et l’isolement, des liens entre le monde et soi, de ce que réveillent les crises et les catastrophes. C’est celle de ce blocus et d’un repli imposé pendant la guerre, celle de la pandémie il y a quelques années mais aussi celle de la montée des océans qui menace dangereusement l’île de La Réunion aujourd’hui. Tout en subtilité, les acrobates de la compagnie Cirquons Flex juxtaposent ces couches historiques en les mettant en parallèle avec leurs propres égarements.
Mise à l’épreuve
Virginie, Vincent, Romuald, Éric, Émilie, Toky, Margreet et Alexa se présentent à nous tels qu’ils sont : des individus, un collectif d’hommes et de femmes « partis pour inventer quelque chose ». Nous les suivons dans leurs errances sur cette piste de cirque qui se métamorphose en forêt, refuge de leur imaginaire et de leur besoin de réponses. Ils y font des « expériences » : de solitude, de manque, de frustration, de colère mais aussi d’empathie, de fraternité, d’écoute et d’amour. À travers une succession de tableaux acrobatiques et dialogués, la compagnie Cirquons Flex interroge ces liens qui unissent les êtres humains quand le monde a l’air de s’effondrer, sans jamais perdre celui, très fort, tissé avec le public dès le début du spectacle.
Le cirque, loin d’être un prétexte, sublime ces questionnements avec beaucoup de force. Les acrobates tentent de mettre à l’épreuve leurs corps par l’expérience de ces états d’âmes, et nous offrent ainsi des tableaux – choraux et individuels – d’une grande beauté. Tissu aérien, main à main, trapèze, corde, jonglage et même danse se succèdent pour explorer les émotions des uns et des autres. Les acrobaties ont une valeur métaphorique qui passe par de simples et nombreuses trouvailles pour faire se superposer le corps et la pensée : l’apparition d’un parapluie, la formation d’un escalier… Virtuoses, les acrobates n’oublient pas de créer le frisson et de couper parfois la respiration du public face à leurs prises de risque, essence de l’expérience de spectateur de cirque qui prend ici une dimension d’autant plus symbolique. Quel est le vrai danger qui nous guette ? Celui qui subsiste, quand on sort du chapiteau ? Ces corps, ce sont aussi parfois les corps de ceux qui sont morts de faim, de ceux que l’on ramasse en silence parce qu’ils ne tiennent plus debout. Les portés sont ici des remparts physiques contre la peur, notamment de la montée des eaux : la seule solution, c’est de monter plus haut.
Faire vivre le rêve
Les tableaux créés par la compagnie Cirquons Flex éclairent la piste de leur ingéniosité et de leur poésie. Avec très peu de choses, le collectif recrée des univers très forts à l’aide de sons, lumières et musiques, presque toutes interprétées en live. Décidément talentueux, les acrobates s’emparent souvent d’instruments (guitare électrique, accordéon, trompette…) pour composer les atmosphères marquées de leurs aventures. Touche-à-tout, ils sont aussi parfois régisseurs de leurs propres rêves, utilisant avec originalité des lampes de poche comme projecteurs. Il y a aussi quelque chose de magique dans la création sonore, mélodies électroniques qu’ils semblent parfois contrôler du bout des doigts. Tous ces éléments créent une atmosphère secrète, clandestine, résistante. Car c’est aussi de cela dont il s’agit : lutter contre le cauchemar.
Dans Radio Maniok, la compagnie Cirquons Flex use de tous les moyens que lui donnent le cirque, le mouvement, le théâtre et la parole pour construire devant nous un objet qui raconte une histoire tout en se racontant lui-même.
Dans Radio Maniok, la compagnie Cirquons Flex use de tous les moyens que lui donnent le cirque, le mouvement, le théâtre et la parole pour construire devant nous un objet qui raconte une histoire tout en se racontant lui-même. En effet, la troupe n’oublie pas de nous rappeler avec malice qu’au fond, tout ça, « c’est juste un spectacle », et qu’un spectacle ça s’invente à partir du songe. Il y a d’ailleurs quelque chose du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dans l’humour avec lequel danse la profondeur des sujets abordés. L’acrobate Romuald Solesse a tout de l’elfe Puck, amuseur de troupes en tenue de camouflage, obsédé par sa petite radio (le seul lien avec l’extérieur). La clownerie qui guide certaines scènes est tout à fait bienvenue et entièrement maîtrisée, car elle permet aux acrobates de se moquer un peu d’eux-mêmes et de leur tragédie. Pas toujours simple de rester graves… Le cirque est ici le moyen de rêver plus grand, de jouer, au premier sens du terme, et de s’ouvrir au merveilleux, pour atteindre ce dont tout le monde rêve : « une fin grandiose ».
Se porter, s’emporter
Radio Maniok est un spectacle qui accepte de prendre le temps. Il apparaît comme un petit miracle, au milieu de l’urgence. D’une durée de deux heures (entrecoupées par un entracte-dégustation de galettes de manioc), il prend le temps de poser chacune des questions qui le constituent, de nous demander notre avis, de ne rien cacher. Les acrobates de la compagnie Cirquons Flex y dorment et s’y réveillent, se racontent leurs rêves et leurs cauchemars, écoutent leurs discours et leurs silences. Ils se montrent en toute honnêteté, sans jamais prétendre détenir une vérité. Le spectacle réinvestit avec douceur l’idée de « pause », la leçon que nous aurions peut-être dû tirer de la période de pandémie.
À ces questions infinies et face à la réalité de plus en plus palpable que représentent les catastrophes, les artistes en piste tentent de répondre par le rationnel mais aussi par l’absurde, l’humour ou encore la poésie. Dans une touchante et résolument nécessaire entraide, tous collaborent aux rêves des autres en se portant, littéralement, vers ce qui les anime. La question qui reste en tête longtemps, après le spectacle, c’est la dernière : « qu’est-ce que j’ai, encore comme certitude ? » La force du collectif, sans aucun doute, dont la compagnie Cirquons Flex nous offre une bouleversante démonstration. Dans un dernier texte renversant, qui finit dans un chuchotement, le spectacle rend hommage à celles et ceux qui l’ont créé et à toutes les fragilités qui les rendent si humains.
Transformant la piste en fabrique d’imaginaires, s’y rencontrant et s’y portant avec autant de sagesse politique que de malice espiègle, les acrobates de la compagnie Cirquons Flex retournent aux sources qui les constituent et révèlent la force et la beauté des héritages. On se laisse totalement embarquer par ce mélange entre passé, rêvé, présent et réalité, qui construit beaucoup de sens. Attentive à cette idée de transmission, au-delà même de ses créations, la compagnie Cirquons Flex défend un cirque endémique de La Réunion, « solidaire et généreux », et travaille en ce moment à la création d’une école de cirque sur l’île.
- Radio Maniok, un spectacle de la compagnie Cirquons Flex (direction artistique de Virginie Le Flaouter et Vincent Maillot), écrit par Gilles Cailleau, mis en scène par Natalie Royer et interprété par Virginie Le Flaouter, Vincent Maillot, Romuald Solesse, Eric Maufrois, Émilie Smith, Toky Ramarohetra, Margreet Nuijten, Alexa Althiery.
- En tournée du 30 mai au 1er juin au Manège de Reims, du 26 au 30 juin au festival Le Mans fait son cirque, du 19 au 28 septembre au Théâtre Les Bambous à La Réunion, les 16 et 17 octobre au Cirque Jules Verne à Amiens et le 23 octobre au festival CIRCa à Auch.
- Crédit photo : © Romain Philippon