Knud Romer n’a écrit qu’un roman, qui est plutôt une autobiographie, et plus exactement une autofiction. On doit à la petite maison Les Allusifs (qui n’est pas si petite) d’avoir fait traduire Cochon d’Allemand en 2007. Il a reçu trois prix un peu obscurs (j’entends qu’ils ne donnent pas grand-chose sur Google) : the Danish Booksellers’ Golden Laurels, le prix BG Bank Debutant et le Weekendavisen’s Literary Prize. Le roman a été peu remarqué, oui, mais suffisamment pour que Gallimard en achète les droits, lui fasse une place en collection Folio, et que le Monde des Livres lui consacre un article.
C’est l’histoire à Nykøbing du jeune Knud qui regarde sa mère souffrir. Car le second personnage du roman, c’est elle, Hildegard, belle Allemande exilée au Danemark pour suivre son époux, et que tout le monde rejette parce que nous sommes dans les années 50-60, et qu’il ne fait pas bon à cette époque être allemand en dehors de l’Allemagne. « Nous vivions dans la solitude, séparés du monde entier, mes parents n’avaient pas d’amis, pas de connaissances, ne fréquentaient personne. » Sorte de xénophobie inversée, dont on avait encore assez peu entendu parler, mais dont le sujet dans ce roman a la douceur de n’être ni engagé ni polémique ; juste humain.
Devant son petit Knud (« Knudchen »), Hildegard endure tout : « Mère demandait un pain blanc, un pain de seigle, un litre de lait entier et un paquet de beurre. […] on lui refilait du lait qui avait tourné, du beurre rance, du pain rassis et on la trompait sur la monnaie ; mère baissait la tête, disait merzzi beaucoup ». Le même scénario se reproduit chez chaque commerçant, à chaque coin de rue, à chaque soirée, où de toute façon elle n’est pas invitée, parce que « personne ne voulait fréquenter une Boche ». A Nykøbing, où elle a tout perdu, Hildegard est encore une occupante.
Il y a des moments moins amers, car Hildegard a gardé ses idoles. Elle rêve de Berlin en écoutant Marlène Dietrich sur son tourne-disque, le cigarillo aux lèvres, aux lèvres aussi un verre de vodka, qu’elle boit après l’autre, devant son petit Knud. Petit Knud qui réinvente sa vie pour adoucir celle de sa mère, lui racontant le soir des parties de ballons (qui n’ont pas eu lieu), des anniversaires (auxquels il n’a pas été invité), et son attachement pour des amis (qu’il n’a pas, parce qu’à l’école, c’est lui, le « cochon d’Allemand »). Même si à la messe de Noël, Knud est tout honteux lorsque sa mère entonne « Stille Nacht, Heilige Nacht » à tue-tête.
Un peu de réalisme magique ? L’erreur de ces êtres est de confondre à peu près partout la fiction et le réel – à Nykøbing, Hildegard passe pour une nazie, et la ville est en deuil après avoir vu, au cinéma, un film d’enterrement. Face à ces étranges interpénétrations, le premier souci du père est de « s’assurer que le réel existait réellement ». Rappelons que Knud Romer, nous parlons de l’auteur, a étudié les théories de la fiction.
Une fresque familiale
Le style est simple, délicat, plein d’humour et d’esprit, pittoresque par son bilinguisme ponctuel, qui rend cette prose merveilleusement vivante et auditive.
Une fresque familiale, ce roman est avant tout cela. Ni celle des types, qui enseigne, ni celle des grands, qui édifie, mais celle qui fait vrai dans toute sa gratuité, celle qui donne l’illusion d’être entré chez les autres par le conduit de la cheminée – mais ici ce serait plutôt un poêle scandinave – et qu’on les regarde exister, coincé entre le contrecoeur et le cendrier. On passe les clichés de plusieurs générations, et l’on est sans cesse à deux doigts d’entendre le bruit poudroyant et fumeux de l’autochrome qui prend la photo de famille, celle où tout le monde a l’air malheureux : la grand-mère qui a volé en éclats dans une cave pleine de gasoil (on l’a rafistolée avec des lambeaux de peau et de l’huile de foie de morue), et qui a toujours une larme à l’œil, dans un jubilatoire comique de répétition (« Ich bin so gerührt ! Je suis si émue ») ; les mille et un échecs du grand-père qui, n’ayant rien à envier à Bouvard et Pécuchet, entreprend tout, surtout les projets qui ratent, depuis la compagnie des bus jusqu’au cinéma buissonnier ; le père mécanique, qui s’assure toujours que toutes les portes et les fenêtres sont bien fermées parce qu’il a peur des courants d’air, et surtout la mère qui boit trop, mais dont les excès ne sont jamais écrits noir sur blanc, car c’est au lecteur de les comprendre, s’il est sensible. Cochon d’Allemand est une célébration des névroses et des défectuosités de chacun – jusqu’à l’antenne du transistor « maintenue en place par un sparadrap » – qui n’empêchent pas d’aimer ceux qu’on aime. Un charme à la Goodbye Lenin ! où un microcosme affectif se débat dans un monde transitoire, qui le dépasse, où la société de consommation est en cours d’apparition, et que la guerre froide met en couvercle.
Knud Romer aligne des petites perles de tendresse sur un fil, ce même fil auquel Hildegard suspend des lampions le soir de l’anniversaire du petit Knud – il lui faut bien s’éclairer dans les rues de Nykøbing lorsqu’elle entame, pour le petit Knud encore, des mélodies à l’accordéon dont tout le monde ricane, et qui le mortifient de honte. Le style est simple, délicat, plein d’humour et d’esprit, pittoresque par son bilinguisme ponctuel, qui rend cette prose merveilleusement vivante et auditive. Photographique aussi, parce qu’elle veut enregistrer la vie. On a suivi sans lassitude pendant 230 pages les visites rendues à l’oncle Helmut, le goulasch de la grand-mère Karen, les tours de barque que l’on fait pour 50 pfennigs, dans cette petite ville de Nykøbing encastrée entre les champs de betterave et le parc Vesterskoven.
Il faut relire Cochon d’Allemand. Histoire intime et touchante d’une famille, déstabilisée par le fantôme de la Seconde Guerre Mondiale, et dont la pauvre mère n’a rien vu, mais personne ne le sait, puisqu’elle a quitté Berlin pour l’Autriche en 1942. C’est le roman de deux cultures qui s’entrechoquent à cause de l’Histoire, la grande, qui hâte le deuil de ceux qu’on aime, et qu’on abandonne dans un cercueil blanc, placé à l’endroit où l’on mettait jadis l’arbre de Noël. C’est un roman enfin, beaucoup plus délicat et plus juste qu’un Angot, sur l’amour infini d’un fils pour sa mère – sans voyeurisme, sans impudeur. Knud Romer écrit pour empêcher la disparition des siens, que l’on trouve toujours exceptionnels.
- Cochon d’Allemand, Knud Romer, Les Allusifs, 2007.
- Cochon d’Allemand, Knud Romer, Folio Gallimard, 2009.
Marion Bet