Rose Vidal, artiste plasticienne fraîchement diplômée des arts décoratifs, critique sur le média en ligne AOC, et auteure d’une précédente monographie : Chaplin aux éditions Les Pérégrines, inaugure la nouvelle collection Gallimard « Aventures », dirigée par Yannick Haenel, pendant de la revue du même nom.

Ce « roman sans histoire » intitulé Drama Doll, calembour aux résonances queer en référence à l’opioïde Tramadol, prend pour sujet la douleur chronique, sa prise en charge et sa compréhension dans nos sociétés occidentales.
Le livre et la collection dans lequel il s’inscrit ont l’ambition de nous emporter dans des « aventures », au sens épique, chevaleresque comme l’a précisé dans une note d’intention le directeur de la collection, mais également et il en va de soi, littéraires : il s’agit bien ici de réconcilier les irréconciliables « roman » et « contemporain ».
Dans Drama Doll, la question de la narration se présente comme inextricablement liée à celle de la douleur : comment raconter encore aujourd’hui ? À l’ère de la fiction postmoderne, d’une « surfiction » comme l’avait théorisé Raymond Federman à la fin du millénaire dernier et qui ne cesse depuis d’être compromise par les avancées technologiques, l’avalanche des récits sur les nouveaux médias… Comment donc faire histoire ? C’est la question qui préside à ce livre, et par extension : comment raconter l’inénarrable souffrance d’un être ?
Ce qu’il y a de particulier avec le sujet de la douleur, c’est qu’on ne peut le saisir à pleine main comme on décrocherait une pomme d’un pommier. On ne peut en saisir l’essence, mais on peut en expérimenter les étants, ces effets, et par la négative : son absence.
La douleur est cet agent désorganisateur qui vient perturber l’organisation d’un corps et d’un récit. La douleur nous démembre, nous anatomise et elle affecte de la même manière le récit, elle l’éclate, le dérègle, l’affole.
La douleur nous précipite d’emblée dans la refonte d’une nouvelle ontologie –c’est ce qu’appelle de ses vœux l’auteur – une ontologie, par delà le dualisme aporétique du corps et de l’esprit.
“La douleur est cet agent désorganisateur qui vient perturber l’organisation d’un corps et d’un récit.”
Elle est pourtant restée le parent pauvre de la philosophie comme l’avait justement écrit dans Hors de moi l’essayiste et philosophe Claire Marin, elle-même atteinte d’une maladie auto-immune :
« En matière de souffrance, la philosophie est d’un piètre secours. » (p. 56, Hors de moi, éd. J’ai lu). Désolée de ne pouvoir trouver dans la philosophie les clefs sensibles de cet ébranlement du Moi, elle s’astreint à circonscrire la douleur dans un essai qui prend les allures d’un journal recensant des faits : les séjours à l’hôpital, les traitements, les sensations psycho-corporelles…
Hervé Guibert y est en présence fantomatique chez Claire Marin et ressuscite sous la plume de R. Vidal à l’évocation de cet épisode du Protocole compassionnel, où à la demande de son ami photographe, Hervé Guibert pose décharné devant l’objectif. Cette douleur reste donc un impensé, un interdit, un indicible, un secret.
Le « secret » d’Emmanuelle, « (son) histoire de douleur » que Rose Vidal recueille sur un balcon à Rome et qui est le départ de Drama doll. « Personne ne saura jamais le secret d’où je parle », avait confié Derrida au Monde en 2004 dans une interview, peu avant sa mort, atteint lui aussi d’un mal auto-immun.
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