Entretien. Etienne Le Reun, ou Le Dolmen, a commencé à développer sa pensée dans des vidéos YouTube. Il a publié récemment, S’anomaliser : démissionnez du monde, un livre à la croisée de l’essai et de la philosophie qui nous enjoint à adopter une autre posture face au monde. Celle-ci consiste justement à s’anomaliser, à devenir une anomalie, pour s’affranchir des conditionnements contemporains qui, à travers différents avatars (les réseaux sociaux, l’hyperpolitisation), nous rendent prévisibles et empiètent sur notre liberté individuelle. Certaines actions et postures nous permettent heureusement d’essayer de la regagner.

Que signifie s’anomaliser ?

Moi, c’était le mot anomalie qui m’avait beaucoup intéressé. Cet intérêt vient de mon observation de la manière dont on traite les opinions des gens à la fois sur Internet, avec la question algorithmique, et aussi la manière dont les gens parlent. Si je devais définir l’anomalisation en une phrase, c’est sortir de tout ce qui vous veut pour vous diriger vers ce qui vous attire. C’est vraiment la nécessité de s’échapper de tout un tas de systèmes qui viennent essayer de grappiller notre liberté personnelle. 

Quel est ton rapport à internet ? Comment avoir un usage raisonné d’Internet ? 

Moi, j’ai grandi avec Internet. À partir de huit ans, il y avait un ordinateur dans le salon familial. Très rapidement, je me suis questionné sur cet objet, j’ai fait ma petite aventure personnelle : du jeu vidéo, bien sûr, du forum… C’était un outil formidable, qui a aussi ses mauvais côtés. 

Je ne crois pas que le mal du siècle soit le numérique.

Pour répondre à la question de comment est-ce qu’on peut faire pour retourner l’arme, c’est l’un des questionnements du livre. Une bonne question à se poser, c’est « Est-ce que je produis plus que ce que je consomme ? » À partir du moment où on crée davantage, je pense que déjà c’est bon signe. Moi, je sais qu’à partir du moment où je suis passé de l’autre côté du rideau, où je suis devenu créateur, je me suis senti mieux. Cela étant, ce sont quand même des outils qui sont extrêmement prédateurs sur notre attention. Moi le premier, je suis pris dans les flux incessants de ces objets, et j’essaie juste d’en faire un moyen de ralliement. Quand je dis ça, je veux dire : allez chercher les gens qui vous ressemblent, qui ont une sensibilité commune, et créez des petites communautés d’intérêts.

Tu montres à quel point c’est important de faire partie de ce monde même s’il peut nous dégoûter par moment.

Je pense que beaucoup de gens sont pris dans cette posture de ressentiment et de réaction. On peut toujours trouver des motifs individuels à la réaction et au dégoût qui se muent en motifs généraux. On part souvent d’un « j’ai mal » qui se transforme en « le monde est pourri » qui est la petite réaction. La grande, c’est l’art. 

Par rapport aussi au genre de ton livre, est-ce que tu considères que c’est un manuel ? 

Je voulais essayer de faire quelque chose qui se situerait entre la philosophie et l’essai saupoudré d’une couverture que l’on pourrait appeler développement personnel. Mais ce mot hérisse beaucoup de poils chez moi. Aujourd’hui, il est très galvaudé, alors qu’il repose quand même sur un principe qui remonte à la maïeutique, celui de vouloir se connaître soi-même et de prendre soin des autres. Alors, est-ce que c’est un manuel ? Moi, je pense que c’est plutôt un anti-manuel. C’était aussi un jeu de voir à quel point tu peux critiquer un modèle et en même temps venir flirter avec lui parce que je pense que, sinon, tu termines juste dans une posture de réaction.

Justement, quel est ton rapport au développement personnel ? Ce que j’ai aimé dans ton livre, c’est qu’il n’y a pourtant pas de conseils concrets ou d’injonctions.

Il y a bien des injonctions, mais elles sont suffisamment vagues pour laisser de la place à l’interprétation. 

Pour ce qui est de mon rapport au développement personnel, j’en ai consommé pendant longtemps, pas de manière excessive, mais je comprends ce qui se joue là-dedans. 

Je me rends compte que beaucoup des gens que je côtoie aujourd’hui, notamment des jeunes hommes, cherchent à combler un vide ou une incertitude sur des préceptes et de la codification comportementale. Ça atteint des proportions, dont on ne se moque pas assez à mon sens, avec une forme d’hyper organisation de la vie, avec tout un tas de tâches presque à la demi-heure près. Ce sont davantage les anglo-saxons, en France, on n’est pas à ce point-là. 

Encore une fois, je pense qu’il y a beaucoup de nos pratiques comportementales qui viennent d’une réaction, à savoir « le monde m’a blessé, je vais prendre ma revanche ». Le fait est que tu ne peux pas prendre ta revanche sur le monde. Le monde prendra éternellement sa revanche sur toi. Par contre, tu peux tenter, je pense, de passer par des chemins dérobés, c’est aussi une manière de dire comment j’ai guéri des choses qui ne me faisaient pas de bien.

Est-ce que pour toi cette addiction aux réseaux sociaux, à internet, c’est quand même une espèce de mal du siècle ?

Je ne crois pas que le mal du siècle soit le numérique. Je pense que c’en est un des symptômes. L’hyperpolitisation qu’on vit aujourd’hui est également un symptôme. Les gens cherchent à se déterminer par des on-dit ou par des opinions qui ne sont pas totalement les leurs. Ça, je pense que c’est assez nouveau. Je ne dis pas que ça n’a jamais existé, mais je pense qu’on atteint un niveau inédit. Si tu poses à n’importe qui dans la rue des questions assez compliquées, tu trouves en quelques secondes des marqueurs de positionnement qui permettent de déduire tout ce qu’il pense. Et les gens ne devraient pas accepter d’être déduits entièrement à partir de quelques questions. Ça pour moi, c’est le mal du siècle, et c’est très dangereux. Il ne faut pas accepter de se précipiter comme une hyène affamée sur un mot ou sur une idée juste parce qu’elle nous tient à cœur. Je pense que c’est la meilleure façon de passer à côté de soi et d’entrer dans des carcans. Dans le livre, je parle d’ « autoroute à contenu ». 

Au début, tu préconises un peu de se couper des informations et, à la fois, tu dis qu’il faut être dans le monde et ne pas s’en couper.

À un moment, dans le livre, je dis que c’est un manifeste anti-politique radical. Je pense qu’aujourd’hui, si on ne travaille pas en politique, qu’on n’est pas journaliste, il faut réduire sa consommation de l’actualité à un minimum nécessaire, vital, c’est-à-dire finalement à rien. C’est la meilleure chose qu’on puisse faire pour notre santé mentale. Pendant six mois, je n’ai fait radicalement rien, pas de télé, pas de Twitter, rien. Et ça m’a fait beaucoup de bien, je n’aurais jamais écrit ce livre si je ne l’avais pas fait. Ensuite, oui se distancier un peu des réseaux, mais il faut couper l’actualité. Je pense qu’il y a une nécessité de ne pas se définir politiquement aujourd’hui. Je tiens beaucoup de créativité et de liberté du fait de pas me définir politiquement et ou pas. Et pareil, si tu vas voir sur mes réseaux, là où je fais des vidéos, sur YouTube, etc., c’est pas mal d’heures de contenus et pourtant je mets quiconque au défi de me situer politiquement. 

Le processus final d’anomalisation consiste-t-il à supprimer son accès à Internet ? 

Un temps oui, je pense. Puisque les gens veulent de l’opérationnel, je peux donner un petit conseil. Peu importe là où vous êtes, ce que vous faites, les questions que vous vous posez, partez à la campagne, ne serait-ce qu’une semaine, seul, dans la mesure du possible sans téléphone ou en l’utilisant le moins possible. Mais alors est-ce qu’il faut couper son accès à Internet, non. Internet, c’est ça qui a été terrible, c’est que c’est un outil qui est tout sauf démocratique dans le sens où on n’est pas tous égaux sur notre capacité à contrôler ce qu’on laisse rentrer en nous. Le temps moyen sur internet, chez les 18-35 ans, il me semble, est aux alentours de 6 h par jour. Donc c’est énorme. 

C’est un monde dans le monde. On est tous des citoyens à la fois matériels et des citoyens algorithmiques. On parle souvent du Metaverse mais on ne comprend pas qu’on est déjà dedans. Sauf que dans cette existence numérique, on se fait complètement manger. Après, je ne veux pas non plus avoir une espèce de réflexe boomerisant de dire « Internet c’est nul, c’est l’origine de tout nos maux », ce n’est pas vrai. C’est clairement juste l’utilisation de l’outil. 

Donc bien sûr qu’il y a un double monde et surtout, ce qui est très intéressant, et ce qu’on dit peut-être moins, le monde numérique, le monde simulé, se nourrit du monde réel et l’aspire. Ils n’évoluent pas tous les deux indépendamment, il y en a un qui se nourrit de l’autre. Le rire, par exemple, est aspiré vers le monde numérique. L’intérêt, l’amour dans un certain sens, l’érotique bien sûr, est attiré vers le monde simulé. C’est vraiment une dépossession de l’un vers l’autre. Il y a une vampirisation qui fait que le monde réel paraît chiant. Quand on passe sa journée à être stimulé, même surstimulé, on arrive dans la réalité et on se rend compte que les gens sont somme toute assez moyens, qu’ils ne sont pas toujours aussi drôles.

Est-ce que tu penses que c’est un processus conscient, qu’il y a une sorte de manipulation ? 

Je ne suis pas du tout de tentation conspirationniste. Je ne pense pas qu’il y a une élite mondiale dans l’ombre qui agit sur la dépossession des cerveaux. Je pense que c’est beaucoup plus simple que ça en réalité et que ce sont des logiques économiques qui cherchent à faire passer un maximum de temps les gens sur un outil sur lequel on peut faire de la publicité. Dans les années 1970, on imaginait déjà qu’on allait pouvoir faire de la publicité à très grande échelle en utilisant les satellites. Il y avait tout un tas de raisonnements sur le fait qu’on allait pouvoir afficher des hologrammes dans le ciel. L’industrie de la pub et le capitalisme généralisé avaient besoin de cet outil. Donc est-ce qu’il y a une volonté de nous dérégler, je ne pense pas. Il y a, en revanche, une volonté de nous faire passer beaucoup de temps sur outil. Je pense que ça ne va pas beaucoup plus loin que ça et ça débouche sur tout un tas d’optimisations qui font qu’on a envie de passer encore plus de temps dessus. Aujourd’hui, la volonté d’Instagram, ce n’est pas de rendre les gens bêtes, c’est qu’ils passent du temps sur cette application, et qu’ils achètent des produits. 

Pour contrer cette hyperstimulation, tu parles de retourner à une sorte d’émerveillement, de quoi s’agit-il ?

L’enfant a un émerveillement naturel, nous on doit avoir un émerveillement que l’on reconquiert. Je ne fais pas partie des gens qui pensent que tu dois incarner ton enfant intérieur. L’enfant intérieur, il est là, mais il n’a pas la place. Qu’est-ce que ça veut dire l’émerveillement ? Il n’y a pratiquement rien qui soit plus démocratique que ça. Indépendamment de là où vous venez, de votre parcours social, de vos études, se poser sur un muret, un banc, dix minutes sans téléphone pour regarder les gens passer ou le soleil à travers les nuages, c’est donné à tout le monde. Ça peut paraître bateau dit comme ça mais c’est le début du bonheur. 

L’enfant a un émerveillement naturel, nous on doit avoir un émerveillement que l’on reconquiert.

Il y a un passage dans le livre, où je dis qu’il faut réussir à inverser l’urgence temporelle. Le problème, c’est que les gens se font chasser par le temps. Moi, je sais qu’il y a des moments dans ma vie où j’arrive à sentir que le temps me désire. Quand on démissionne du monde un temps, c’est comme si on avait l’urgence de la participation qui nous regarde et qui nous dit « reviens ». C’est une sensation très jouissive en réalité. 

Justement pendant le confinement, il y a énormément de personnes qui se sont rendu compte que c’était bien de faire une pause, de ne plus être dans le monde. Mais j’ai l’impression que ça n’a pas non plus eu un impact sur le long terme puisqu’on a tous replongé.

La pratique de la démission ce n’est pas prendre son sac à dos et aller au Guatemala. Je pense que c’est une pratique quotidienne, de simplement se mettre un quart d’heure par jour en observateur. Il faut regarder les choses. On pourrait dire que c’est une forme de voyeurisme. Je pense que la démission, c’est une forme de joli voyeurisme poétique qui rend très heureux. 

Je pense que la démission, c’est une forme de joli voyeurisme poétique qui rend très heureux. 

Maintenant, pendant le confinement, il y a un ou deux intellectuels, qui ont écrit des livres super sur des méditations, dans les rues vides ou dans cette France un peu silencieuse. C’était très intéressant. Moi, à ce moment-là, c’est vrai que je n’étais pas dans un cadre qui me permettait d’aller vagabonder dans les grandes villes, mais je pense qu’il y a des choses qui devaient se passer. Mais le Covid a été de toute façon, je pense, un grand moment, d’un point de vue spirituel ou juste culturel dont on n’a pas tiré toutes les conclusions aujourd’hui. Ce n’est pas un sujet que j’ai exploré, mais je vois beaucoup de gens qui disent que des choses ont changé dans leur conception de leur vie depuis le début de la crise du Covid. Comme s’il y avait eu une espèce de non-retour. Je ne l’ai pas ressenti à ce point-là, mais je comprends que pour certaines personnes, il y ait un avant et un après.

  • S’anomaliser, Etienne Le Reun, 2024.